Malgré tout ce qui a été accompli à Haïti, les travailleurs humanitaires ont mauvaise presse ces temps-ci, et cela dépasse largement les révélations de Radio-Canada sur la Croix-Rouge en Indonésie. À Montréal, il y a quelques semaines, le premier ministre haïtien a eu des mots très durs à l'égard du travail humanitaire. Et c'est sans compter sur les coopérants qui se critiquent à qui mieux mieux entre eux. La question se pose: à la prochaine catastrophe, envoie-t-on de l'argent?

«Trop d'amour nuit», a lancé une Haïtienne en plein colloque sur la reconstruction d'Haïti à Montréal, il y a quelques semaines.

Les travailleurs humanitaires, a-t-elle dit, «se sont rués comme des mouches sur un cadavre». «Ça fait combien d'années que ces gens nous aident? Des décennies! On nous humilie en tant que peuple.»

Cri du coeur d'une Haïtienne de Montréal un peu déconnectée des immenses besoins sur le terrain? En tout cas, cette indignation trouve beaucoup d'échos. «Ça fait 12 ans que je suis médecin en Haïti, raconte André-Paul Vénor. Que dire des ONG venues faire un "show de bedaine" à Port-au-Prince et qui se targuent au retour d'avoir sauvé les malheureux de la Terre? Le gouvernement haïtien dit tout le temps oui au premier aventurier qui débarque et qui se fait passer pour un humanitaire ou pour un agent de développement.»

«Il y a trop de touristes humanitaires qui cherchent désespérément à se mettre une victime sous le stéthoscope», se plaint à son tour Nago Lambert, lui-même président de Médecins du monde Suisse et médecin à l'hôpital Sainte-Justine.

Il évoque notamment cette ONG néerlandaise qui a planté une tente au coeur de Port-au-Prince pour y faire des accouchements et des césariennes. Le problème? «La tente, elle était plantée tout juste devant une clinique d'obstétrique déjà en place et fonctionnelle!» se désole le Dr Lambert.

«L'urgence, c'est un métier, poursuit-il. On ne peut pas, sous le coup de l'émotion, débarquer quelque part et faire n'importe quoi. Combien d'amputations ont été faites sans raison?»

Le premier ministre Jean-Max Bellerive, de passage à Montréal, n'était pas plus positif. «J'ai peur que les enfants, les adolescents attendent le camion qui va passer avec l'eau, qu'ils attendent le camion qui va arriver avec la nourriture. Il faut donner un minimum aux gens, mais il ne faut pas tuer l'idée du travail.»

Outre-Atlantique, sur les ondes de France Info, Jean-Yves Jason, maire de Port-au-Prince, a prononcé le mot «catastrophe» en février pour évoquer non pas le tremblement de terre, mais la désorganisation totale du travail humanitaire qui a suivi!

Un travailleur humanitaire de retour d'Haïti qui demande l'anonymat - c'est un bien petit milieu, fait-il remarquer - est rentré scandalisé. Ce qu'il a vu? Des rivalités ahurissantes entre Américains et Français, au point où des médecins de «clans adverses» refusaient de se prêter des appareils médicaux. Des organismes arriver sauvagement et tasser les Haïtiens en poste, au point de tenir toutes les réunions de travail en anglais, langue que les Haïtiens maîtrisent souvent mal. «Plusieurs consultants ou experts arrivent avec des solutions toutes faites. Les décisions se prennent plus dans des hôtels de luxe que les deux pieds dans la réalité.»

Rivalités entre organismes

La pagaille est bien antérieure au tremblement de terre. Une collègue journaliste, de passage à Haïti il y a deux ans, se souvient de rivalités épiques entre les organismes humanitaires, des rivalités si vives que les gens d'un organisme tentaient de la convaincre de ne surtout pas faire d'entrevues avec l'organisme «rival».

Plus que de «coopération» internationale, elle se souvient surtout de chicanes de clochers et de combats de petits coqs.

Contre toute attente, Carine Guidicelli, directrice des communications au Centre d'étude et de coopération internationale (CECI) qui vient tout juste de rentrer d'Haïti, ne s'inscrit pas en faux contre ces affirmations et partage l'indignation de nos interviewés.

Les coopérants n'en sont pourtant pas à leur premier tremblement de terre. Ils en ont vu d'autres, et d'autres ouragans, des cyclones et des tsunamis. «En dehors des urgences, entre les catastrophes, il faudrait qu'on arrive à se parler. On doit se poser des questions, et vite», dit Mme Guidicelli.

«Les gens ont faim, les gens sont malades, ça devrait être simple, non?» demande Pierre Minn, qui prépare un doctorat en anthropologie à l'Université McGill sur l'aide internationale médicale et qui a passé deux ans et demi en Haïti.

Ça devrait être simple, mais ça ne l'est pas. C'est que les organismes humanitaires ne sont pas seulement motivés par le désir de faire du bien, relève-t-il. Chacune veut sa visibilité médiatique, sa gloriole. «Chacun a l'impression d'être le premier à débarquer, et le réflexe de chacun est de tout reprendre de zéro, tout le temps. Les organismes veulent bâtir leur propre hôpital, leur propre clinique. C'est pourquoi il n'est pas rare de voir deux hôpitaux ou deux cliniques être bâtis un à côté de l'autre... Une question d'ego, mais aussi d'autonomie: chacun veut faire les choses à sa façon.»

C'est qu'il y a, poursuit-il, course à la visibilité pour récolter le plus de fonds possible. C'est à qui recevra la subvention de l'ACDI, celle de la Fondation Gates...

Pas joli, joli, tout ça. Alors, on donne ou pas? Carine Guidicelli, du CECI, dit évidemment qu'il faut encore donner aux organismes, mais après avoir fait ses recherches. «Avant de faire un don, il faut se poser des questions. L'organisme était-il présent dans le pays avant la catastrophe? Depuis longtemps? A-t-il des partenaires crédibles sur place?»

C'est aussi ce que prône le Dr Réjean Thomas, cofondateur de Médecins du monde Canada, bien désolé de ce que la Croix-Rouge ait été éclaboussée en Indonésie. «De la corruption, il y en a partout, y compris chez nous, alors qu'on a en main tous les mécanismes pour la prévenir! En situation d'urgence, dans un pays pauvre, c'est sûr que la corruption a plus de risques de s'installer. Je continue néanmoins de penser qu'il se fait beaucoup plus de bien que de mal. Il faut donner, en choisissant un organisme fiable.»