Avant de partir pour Haïti, je me suis beaucoup renseignée. Plus je lisais sur ce pays, moins j'avais envie d'y aller. Pauvreté, enlèvements, maladies, cyclones... Et vous savez quoi? J'avais plus peur d'Haïti avant qu'après le tremblement de terre de mardi.

C'est que de vivre un tel événement sur les lieux, en même temps que ses habitants, nous rapproche d'eux. C'est bête à dire, mais on a tout à coup quelque chose en commun de très fort.

On traverse le miroir. C'est sûr, quand on ne peut plus se planquer dans sa chambre parce que l'hôtel a été détruit... Je rencontrais des gens familiers, des écrivains, et je me suis retrouvée véritablement avec le peuple, dans la même angoisse. Ici, le fameux «espace vital» qu'on a chez nous n'existe pas, les gens se touchent. Ce que j'ai ressenti en regardant les ruines du marché Caribbean, au milieu de la foule, quand tous les passants vous frôlent avec cette indescriptible politesse malgré le nombre. Comme si on faisait exprès de vous toucher, mais sans jamais vous rentrer dedans.

N'ayant voyagé qu'aux États-Unis et en Europe, mon seul voyage «exotique» se résumait à un tout-inclus à Cuba. Je m'attendais à une expérience forte en arrivant ici. You bet! Parce que j'ai eu le coup de foudre rapidement - et le coup de boule deux jours après, mais ça...

Ce pays qui m'était entré dans la tête par ses écrivains m'est entré dans la chair quand j'y ai mis le pied, et je l'ai maintenant dans le coeur depuis mardi. «Rien ne pourra t'enlever cette parcelle d'Haïti que tu as en toi», m'a écrit Dany Laferrière au lendemain de notre virée dans Port-au-Prince. Je n'en doute plus.

Ce peuple m'a donné la plus grande leçon de ma vie, et si je n'ai pas cédé à la panique, moi la grande moumoune devant l'Éternel, c'est que j'ai choisi d'imiter les Haïtiens pour passer au travers. Je me souviens de cet étrange calme qui m'a envahie, assise par terre devant la Villa Créole écroulée, où les blessés commençaient à arriver. Je venais de parler à un homme qui souriait en savourant une cigarette, parce qu'il avait appris que ses enfants étaient en vie.

J'étais en vie.

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Il n'y a pas de touristes, ici. Il n'y en aura pas beaucoup plus après ce qui vient de se passer. À part ceux qui ont de la famille, ou ceux qui y travaillent, ou les médias en temps de crise, pratiquement personne ne vient sans raison dans ce pays. Et je me demandais pourquoi, quelques heures avant le tremblement de terre. Dany nous avait dit: «Si ma mère vit à Port-au-Prince, pourquoi vous n'y êtes pas?»

Cela me fait penser au superbe texte de Kettly Mars dans le recueil Une journée haïtienne, dirigé par Thomas C. Spear (chez Mémoire d'encrier). Je vous le recommande, les meilleurs écrivains haïtiens d'aujourd'hui y signent leurs nouvelles. Il s'intitule Le dernier des touristes. «Ce matin en traversant Pacot j'ai vu un touriste. Un vrai. Un touriste comme mon enfance en a connu. (...) Véritable spécimen en voie de disparition dans mon pays, pour ne pas dire une espèce tout à fait disparue. Comme on dit en anglais he made my day. (...) Ton département d'État déconseille vivement les petites virées de ce côté de l'île. Il paraît qu'il n'y fait pas bon vivre. C'est vrai que la vie est plus... relative par ici. J'aime Pacot comme toi.»

Au coeur du drame, comme nous l'avons vécu mon collègue Ivanoh Demers et moi, nous étions aussi désemparés que tout le monde. J'ai appris seulement hier par internet, comme vous, que l'écrivain Georges Anglade et sa femme sont morts. J'ai été heureuse d'apprendre que Gary Victor, Frankétienne et Emmelie Prophète étaient sains et saufs.

Emmelie Prophète, écrivaine, une femme formidable que j'ai rencontrée lundi à ses bureaux de la Direction nationale du livre, où elle travaille fort pour faire diffuser les livres un peu partout dans le pays. Dany Laferrière lui disait à quel point il est important de tisser des liens avec les écrivains du Québec et que leurs oeuvres doivent se rendre jusqu'ici. Mais Emmelie a expliqué qu'on ne lui envoyait que les restants de nos bibliothèques, des livres sur la tranche desquels on a tamponné le mot «rejet». Ça vous tenterait, vous, de lire un livre étiqueté «rejet»?

Les livres ne seront pas une priorité dans les prochains mois, c'est sûr. Le festival Étonnants Voyageurs, qui promettait tant, est annulé. Son thème? Le monde au miroir d'Haïti. C'est presque prophétique.

Son fondateur, le si sympathique Michel Le Bris, est celui qui a lancé le terme «littérature-monde» qui a fait pas mal de bruit en France, quand le manifeste a été publié à la une du Monde. Toujours épris des idéaux de Mai 68, méprisés dans l'ère de Nicolas «Napoléon» Sarkozy (la boutade est de lui), il se désole depuis longtemps de voir la littérature française se refermer sur elle-même, avec pour seules frontières celles de Saint-Germain-des-Prés. Les récents prix littéraires remis aux écrivains haïtiens - Médicis à Dany Laferrière, Genius Award à Edwige Danticat, Wepler à Lyonel Trouillot, RFO à Yanick Lahens, Grand Prix littéraire des Caraïbes à Emmelie Prophète, etc. - viennent confirmer ses intuitions. Je vous conseille vivement de les suivre, d'ailleurs.

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J'ai en tête la chanson Je reviendrai à Montréal, envie de dire à mon chum «fais du feu dans la cheminée, je reviens chez nous», mais j'ai totalement oublié l'hiver. J'ai presque peur de revenir, en fait. Peur du décalage, peur d'avoir fait peur à mes proches, de mesurer un peu trop la chance que j'ai eue de m'en tirer.

Ce qui est certain, par contre, c'est que je reviendrai un jour en Haïti. Et j'espère que ce sera en touriste.