Avec sa soixantaine de bombes nucléaires, le pakistan est l'endroit le plus dangereux au monde. Et Peshawar, c'est la mèche qui peut tout faire exploser.

Dans la seule journée d'hier, un attentat suicide a fait une dizaine de victimes dans les zones tribales du nord-ouest du Pakistan. En même temps, on y signalait la disparition de l'ambassadeur pakistanais à Kaboul, qui a peut-être été victime d'un kidnapping. Pas reposantes, ces régions frontalières, voisines de l'Afghanistan! Elles constituent en fait l'endroit le plus dangereux dans un pays considéré comme le plus explosif de la planète. Au coeur de la turbulence: Peshawar, un repaire pour talibans et membres d'Al-Qaeda. Notre journaliste Michèle Ouimet a passé une semaine dans cette ville coupée du monde, à laquelle très peu de journalistes ont accès. Voici le récit de son voyage au coeur d'une poudrière.

Shabir a d'abord entendu un énorme boum, puis les fenêtres de son magasin ont volé en éclats et les CD ont été pulvérisés. Il a été enseveli sous les débris.

Pendant une minute, le silence a été total. Pas un mot, pas un souffle de vie, rien. Puis il a entendu les cris et les hurlements.

C'était le 15 octobre, à 15h45. Shabir a été blessé au dos par un éclat de vitre et son magasin a été détruit. La bombe a tué un homme et un enfant.

Shabir avait reçu des menaces avant l'attentat. Un message sur son téléphone cellulaire. «Nous, frères de l'islam, t'ordonnons de cesser de vendre de la musique et des films impurs. Sinon, prépare ton cercueil.»

Aujourd'hui, les fenêtres de son magasin sont masquées par des journaux pour que les passants ne voient pas les pochettes des CD qui montrent des jeunes femmes aux lèvres maquillées et au décolleté discret. Shabir vend surtout des films indiens, d'innocentes histoires d'amour brodées autour de la musique et de la danse.

«J'ai demandé à la police de me protéger, ils ont refusé», dit-il avec amertume.

Le 15 octobre, Sarfaraz travaillait tranquillement. Lui aussi a entendu la déflagration, les cris et les hurlements. Les vitres de son bureau se sont fissurées sous la force de l'impact.

Sarfaraz est le président de l'Abad bazar qui regroupe 250 magasins de CD. Le marché s'étend sur quelques rues au centre de Peshawar. Toutes les vitrines sont tapissées de papier journal, ordre de la police. Les clients sont rares.

Sarfaraz est en colère.

«Depuis septembre, une vingtaine de magasins de CD ont été détruits pas des bombes, affirme-t-il. On reçoit encore des menaces. Pourtant, la police ne fait rien. Au contraire, elle se moque de nous. Elle nous dit: «Cessez de vendre des CD et il n'y aura plus de bombes.»

«La semaine dernière, la police a arrêté 21 propriétaires de magasins de CD et confisqué leur matériel, ajoute-t-il. Ils ont été obligés de payer une amende de 3000 roupies (50$).»

«C'est vrai, admet le chef de police de Peshawar, Tanvir Sipra. Nous sommes musulmans et nous ne pouvons pas accepter que des magasins vendent des CD obscènes.»

Qu'est-ce qui est obscène dans ces CD? ai-je demandé.

«Un baiser est obscène, a-t-il répondu. C'est illégal. Mais c'est pire lorsqu'un homme et une femme dansent ensemble. C'est inacceptable!»

Et la sécurité à Peshawar?

«Quand ça va mal dans la zone tribale, ça va mal à Peshawar, a-t-il expliqué. La ville est pratiquement encerclée par la zone tribale où se cachent les talibans et les criminels. Mais aujourd'hui, Peshawar est calme.»

Pendant que le chef de police m'expliquait que tout va bien même s'il y a quelques menaces ici et là, il a reçu un appel urgent. Une bombe venait d'exploser dans un rassemblement politique à 30 kilomètres de Peshawar. Un attentat suicide: 30 morts et une cinquantaine de blessés.

L'entrevue a pris fin abruptement.

La zone tribale. C'est là que les talibans, Al-Qaeda et Oussama ben Laden se cachent. Là que les attentats suicide se préparent. Là que les armes, le haschisch et l'héroïne circulent librement.

La zone comprend 1200 tribus et clans. C'est une étroite bande de terrain de 2000 kilomètres de long par 50 de large qui s'étire le long de la frontière afghane. Lorsque les Soviétiques ont envahi l'Afghanistan en 1979, les moudjahidines l'ont transformée en ligne de front pour combattre l'envahisseur. Aujourd'hui, ce sont les talibans qui l'utilisent comme base arrière dans leur guerre contre l'OTAN.

La zone tribale est peuplée de Pachtounes, la plus importante des ethnies afghanes, celle des talibans. «Aucune puissance étrangère n'a réussi à les dominer», explique Babar Shah, professeur à l'Université de Peshawar. Il a fait sa thèse de doctorat sur la zone tribale.

«La zone est pratiquement indépendante même si elle fait partie du Pakistan, précise-t-il. Les gens sont pauvres, conservateurs, hostiles aux étrangers. Il n'y a pas de bonnes écoles et peu d'hôpitaux.»

«En 2003, le gouvernement pakistanais a déployé 100 000 soldats dans la zone tribale, du jamais vu, explique de son côté Zahid Mohmand, secrétaire du parti politique Tehreek-e-Insaf. Les Américains mettaient de la pression sur le président Musharraf pour qu'il se débarrasse des talibans et d'Al-Qaeda.»

«Les militaires pakistanais se battent contre leur propre monde. Pouvez-vous imaginer l'armée canadienne bombarder vos villes? Des enfants meurent, alors les gens se révoltent, ils prennent les armes et deviennent des militants.»

Peshawar est collé sur la zone tribale. La ville est la capitale de la province de la Frontière du Nord-Ouest, la seule qui a élu une majorité d'islamistes en 2002. D ès leur arrivée au pouvoir, les islamistes ont tenté d'imposer la charia, la loi islamique, mais la Cour suprême les a rappelés à l'ordre. Au Pakistan, c'est la loi britannique qui s'applique, ont décrété les juges.

Avec les islamistes au pouvoir à Peshawar et la zone tribale aux portes de la ville, le mélange est explosif. Selon le magazine britannique The Economist, le Pakistan, avec sa soixantaine de bombes nucléaires, est l'endroit le plus dangereux au monde. Et Peshawar, c'est la mèche qui peut tout faire exploser.

Le 16 janvier, une centaine de personnes priaient dans une mosquée chiite à Peshawar. À 18h40, un kamikaze a franchi les portes entrouvertes de la mosquée, il s'est précipité au milieu des gens et il s'est fait exploser. Tout s'est passé très vite. Résultat: 10 morts et 25 blessés.

Le kamikaze avait 16 ans.

Waqar Ali Khan est mort dans l'explosion. Son frère Asad, me montre sa photo. Il est assis avec des amis. Grand, sourire à peine esquissé, il fixe l'objectif de la caméra. Il avait 52 ans, une femme et deux enfants.

Des morceaux de peau calcinée traînent encore sur le plancher de la mosquée. Le toit a été pulvérisé par le souffle de la bombe. Les cadres qui ornaient les murs sont empilés en désordre dans un coin. L'horloge, qui marque 18h 40, est encore tachée de sang.

«On a rempli deux grands sacs avec des bras, des jambes et des têtes et on les a enterrés», raconte Asad.

Les terroristes ne s'attaquent pas seulement aux magasins de CD, ils visent aussi les chiites, une minorité religieuse. Au Pakistan, 70% de la population est sunnite, 20% chiite.

L'atmosphère est survoltée à Peshawar, ville de 2,5 millions d'habitants. Les écoles reçoivent des menaces pour obliger les filles à porter la burqa et des avocats se font intimider pour appliquer la charia.

Personne ne sait qui organise les attentats, qui profère les menaces: les talibans? Al-Qaeda? Les islamistes? Des criminels?

Le Jamat-e-Islami, parti islamiste qui dirige la province de la Frontière du Nord-Ouest depuis cinq ans, se défend. «Ce n'est pas nous, proteste le secrétaire du parti, Shaber Ahmad Khan. Nous avons condamné ces gestes. Les étrangers nous connaissent mal. Je suis un homme d'affaires, j'ai trois grands magasins d'électronique et mon fils étudie à Oxford, en Angleterre.»

Le Jamat-e-Islami a formé une coalition avec quatre autres partis islamistes en 2002 pour prendre le pouvoir. Mais le Jamat-e-Islami est le plus radical. C'est le noyau pur et dur. Il boycotte d'ailleurs les élections du 18 février et il s'oppose férocement au président du Pakistan, Pervez Musharraf.

Le mollah Yousaf Qureshi est très influent à Peshawar. Sa mosquée, Mahabat Khan, la plus vieille de Peshawar, est pleine à craquer. Il y a du monde partout, même sur les toits. Ses prêches du vendredi attirent toujours des milliers de fidèles.

Lorsque la voix du mollah résonne dans la ville, répercutée par de puissants haut-parleurs, le bazar s'immobilise. Dans les ruelles étroites, les hommes déplient un tapis et prient.

Le mollah Qureshi a lancé une fatwa contre le journaliste danois qui a caricaturé Mahomet. Il a offert un million pour son assassinat.

«Quand les prophètes sont insultés, on a le droit de décréter une fatwa», dit le mollah Qureshi.

«Il faut interdire les relations sexuelles en dehors du mariage, fermer les magasins de CD et les cinémas le jour de la naissance du prophète, ajoute-t-il. Le Pakistan devrait être une République islamique gouvernée par des mollahs qui conseilleraient les élus.»

Le mollah Qureshi dirige aussi une école religieuse, une madrasa. Environ 300 garçons y étudient le Coran. La plupart viennent de familles très pauvres. Ils sont logés et nourris gratuitement. Les chambres sont microscopiques. Lorsque les élèves n'arrivent pas à retenir les sourates écrites en arabe, une langue qu'ils ne comprennent pas, ils reçoivent des coups de bâton.

«Ça fait mal», admet timidement Ijaz Khan, 11 ans.

Le mollah Qureshi jure que les madrasas ne servent pas à fabriquer des militants prêts à mourir pour Allah.

Le mollah a de la relève. Ses fils suivent ses pas. Ihtishamul Haq, l'aîné, était présent lorsque j'ai rencontré son père dans une petite pièce tapissée de bibliothèques remplies de livres saints.

Il parle un anglais impeccable. Depuis 10 ans, il voyage régulièrement aux États-Unis, en Alabama, à Chicago, New York... Il est invité par les associations musulmanes des collèges et des universités pour prononcer des discours. Il est ouvertement pro-taliban.

«Les talibans devraient de nouveau être au pouvoir en Afghanistan», assure-t-il.

Les femmes aussi souffrent de la talibanisation de Peshawar.

Environ 80 postes de radio illégale s'en donnent à coeur joie et insultent les femmes, affirme Rakhshanda Naz, présidente d'une ONG, la Fondation Aurat, qui défend les droits des Pakistanaises.

«Les mollahs les encouragent!» s'indigne-t-elle.

Elle déteste les islamistes qui font la vie dure aux femmes depuis qu'ils sont au pouvoir. Surtout le Jamat-e-Islami.

«Ils ont fermé 230 écoles de filles, proteste-t-elle. Budget trop serré, nous ont-ils dit. Pourtant, ils ont accordé des bourses à tous les garçons qui fréquentent les madrasas. Chaque étudiant a reçu 2000 roupies (30$) par mois.»

«Nous sommes la seule province où les femmes n'ont pas de photo sur leur carte d'identité. Les islamistes ne veulent pas que les femmes montrent leur visage.»

Rakhshanda Naz soupire et joue distraitement avec son voile qu'elle a jeté sur son épaule. Sa tête est nue même si mon traducteur est présent.

«Avant, dit-elle, les hommes nous dévisageaient si on ne se couvrait pas assez. Aujourd'hui, ils nous engueulent.»

Régions tribales du Pakistan

Territoire : les régions tribales forment une bande de 2000 kilomètres sur 50 de large qui s'étire le long de la frontière avec l'Afghanistan.

Population :5 millions de Pachtouns regroupés en 1200 tribus et clans.

Statut politique : semi-autonome. La zone est divisée en sept agences politiques, dont le Waziristan du Nord

et le Waziristan Sud. Les régions tribales ont 8 députés à l'Assemblée nationale et 8 sénateurs.

PESHAWAR

Statut : capitale de la province de la Frontière du Nord-Ouest et centre administratif des régions tribales. La Frontière du Nord-Ouest est la seule province pakistanaise qui est dirigée depuis 2002 par des partis islamistes. Seule province où les femmes n'ont pas de photo sur leur carte d'identité.