Bayram Balci, citoyen français d'origine turque, est directeur de l'Institut français d'études sur l'Asie centrale et habite Bichkek, au Kirghizistan, où les manifestations violentes ont eu lieu mercredi. Il a répondu jeudi à nos questions par courriel.

Question: Avez-vous été témoin des manifestations de mercredi?

Réponse: J'ai vu de loin les manifestants, pour des raisons de sécurité et par obligation de réserve - je ne suis pas censé faire de la politique dans ce pays qui n'est pas le mien -, je ne suis pas trop rapproché des manifestants. Ces manifestants s'étaient rassemblés sur la place centrale, avant de se diriger - ou plutôt foncer - vers le parlement qui a été pris d'assaut. Par vagues, par groupe de dizaines ou centaines, les gens, surtout des jeunes provinciaux, se sont rassemblés devant le parlement qu'ils ont pris d'assaut.

Q. Comment la population réagit-elle face aux événements?

R. Les gens ont peur des débordements, des manifestants incontrôlés. Certains, même beaucoup, ont saccagé et pillé les commerces du centre-ville. De vraies razzias, un phénomène déjà vu en 2005 lors de la révolution qui avait conduit le président Bakiev au pouvoir.

Et puis, depuis cet après-midi (jeudi), les gens ont peur que le pays entre dans une guerre civile. Le président déchu, Kourmanbek Bakiev, est, dit-on, dans le sud, son fief, sa région d'origine. Il refuse de se démettre et on dit qu'il va peut être essayer d'entrer en confrontation directe avec l'opposition qui vient de l'évincer. En fait, je n'y crois pas car je pense qu'il a peur, car il sait qu'il n'a plus de place dans ce pays et, contrairement à son prédécesseur Akaev en 2005 qui a pu trouver refuge en Russie, l'actuel «détrôné» n'a pas de pays d'accueil. Je doute que les Russes l'accueillent, ils ne l'ont jamais aimé.

Q. À quoi peut-on attribuer la révolte des manifestants?

R. Je pense qu'il s'agit d'une révolte due au mécontentement, à l'insatisfaction par le pouvoir des rêves et des promesses qui ont été faites. Mais surtout, c'est une révolte contre leur situation économique et matérielle assez dramatique. L'hiver a été long. Les problèmes de gaz et d'électricité, la vie très chère a poussé les gens à se révolter.

Q. Pourquoi les Kirghizes craignent-ils que le président Bakiev se soit réfugié dans le sud du pays?

R. Le sud est le fief du président, sa ville natale, là où la population lui est fidèle. Mais il ne faut pas exagérer, tout le sud ne lui est pas soumis puisqu'une partie de la population est ouzbèke. En cas de confrontation, elle cherchera à rester à l'écart. Et les Kirghizes de ce sud sont, quant à eux, partagés entre fidélité à l'enfant du pays qu'est Bakiev et la colère contre un régime qui n'a pas su régler toutes leurs difficultés économiques.

Q. Certaines hypothèses veulent que Moscou ait voulu renverser le gouvernement qui était allié des États-Unis. Qu'en pensez-vous?

R. C'est plus complexe que ça. Bakiev n'était pas aimé des Russes, mais on ne peut pour autant dire que les Russes l'ont évincé du pouvoir. Ils ont joué un peu contre lui dans plusieurs événements, mais sans un conflit direct. En fait, ils ont soutenu l'opposition d'une manière fine et prudente. Je dirai que les Russes, voyant les erreurs de Bakiev et ses mauvais calculs politiques, ont vu arriver la révolte et ont, de ce fait, pris leurs distances avec lui. Ils savaient sans doute qu'il risquait une révolte populaire.