Gulzar Alam entre dans la pièce en s'appuyant sur ses béquilles. Il s'assoit péniblement sur des coussins jetés par terre. Un ventilateur brasse l'air chaud. Il fait 40° à Peshawar.

La pièce, sans fenêtre, est étouffante. Sur les murs, des photos de lui au faîte de sa carrière. Gulzar Alam étend sa jambe blessée avec mille précautions, puis il sourit. Un sourire chaleureux, ensorceleur. Malgré ses cheveux clairsemés et son dos voûté, il conserve le charme de sa jeunesse. Il a conquis des salles entières avec sa voix chaude et profonde. Une voix qui l'a rendu célèbre mais qui l'a, aussi, transformé en homme à abattre.

Gulzar Alam est pachtoune, né à Peshawar, dans le nord du Pakistan, près de la frontière afghane. Un endroit où grouillent islamistes radicaux, membres d'Al-Qaïda et talibans. Une ville sous haute tension, quadrillée par 100 check-points. Une ville où les policiers acceptent des pots-de-vin dans la rue sans se cacher. Une ville qui vit dans la peur des bombes qui peuvent exploser à tout moment, au marché, dans la rue, au cinéma. Une ville où les restaurants ont des détecteurs de métal et des gardes armés.

Et une ville où la musique n'est pas la bienvenue.

Le mollah le plus influent de Peshawar, Yousaf Qureshi, va plus loin. «La musique est interdite par l'islam, dit-il. Je hais les musiciens.» Le vieux mollah dirige la plus ancienne mosquée de Peshawar, au coeur de la vieille ville. Son bureau étroit est tapissé de livres saints.

C'est lui qui a lancé la fatwa contre le journaliste danois qui a caricaturé le prophète Mahomet. Il a mis sa tête à prix: 1 million.

Quand il parle, les hommes l'écoutent et baissent la tête. Le mollah est craint et il le sait. Yousaf Qureshi admire ben Laden et traite les Américains de chiens enragés. Il croit que le Pakistan devrait faire comme les États-Unis: prendre un hélicoptère, descendre sur le toit de l'ambassade américaine à Islamabad et abattre l'ambassadeur.

Il hait les musiciens et exècre les arts, les films et le cinéma. Pas facile d'être un artiste à Peshawar. Gulzar Alam l'a appris à la dure.Gulzar Alam vit au milieu d'une rue étroite brûlée par le soleil. La façade de sa maison ne paie pas de mine. Le hall du rez-de-chaussée est sombre, poussiéreux. Un lézard traverse le plancher en courant.

Dans les années 90, Gulzar Alam était connu, adulé. Il a donné des concerts au Pakistan, en Europe, au Proche-Orient et aux États-Unis. Mais sa carrière a basculé en 2002, quand les islamistes ont pris le pouvoir à Peshawar. Il a alors connu l'humiliation, les coups, la prison.

Pourtant, tout avait commencé comme dans un conte de fées. Amoureux de la musique, il chantait parfois dans des mariages tout en travaillant pour l'aviation pakistanaise. Un jour, un de ses amis l'a enregistré. La cassette a fait fureur. C'était en 1987.

Gulzar Alam est un chanteur engagé. De sa voix puissante, il défend le nationalisme pachtoune. Il a aussi défié la dictature du général Zia-ul-Haq à la fin des années 80.

Le 11 septembre 2001, des avions percutent les tours jumelles du World Trade Center, à New York. L'onde de choc se rend jusqu'au Pakistan. Le monde chavire, la carrière de Gulzar Alam aussi. Les talibans sont chassés du pouvoir en Afghanistan. Plusieurs se réfugient au Pakistan, dans les zones tribales et à Peshawar. Les groupes intégristes s'enhardissent, l'atmosphère de Peshawar se crispe. En 2002, un parti islamiste prend le pouvoir, le Jamat-e-Islami.

Gulzar Alam regarde tous ces changements avec inquiétude. Il sait que sa vie ne sera plus jamais la même. En 2003, il accepte de chanter dans un mariage. Pendant la réception, plusieurs policiers débarquent et menacent Gulzar. Ils lui crient: «Pourquoi chantes-tu?» Il essaie de se défendre. Les policiers le tabassent et donnent des coups de pied dans les instruments de musique.

Il est traîné au poste de police. Il ne comprend pas ce qui se passe. Ou il comprend trop bien, et ça le terrorise. «Les gens m'aimaient, me respectaient, et je me retrouve en prison. Pourtant, je n'avais commis aucun crime.»

Peshawar devient de plus en plus dur et intransigeant sous la férule des mollahs et des partis islamistes. Le théâtre Nishtar Hall, où Gulzar Alam donne des concerts, l'interdit de séjour. Désormais, seuls les programmes religieux sont acceptés.

«J'ai vécu un des pires moments de ma vie», dit-il en massant sa jambe douloureuse.

Dominé par les islamistes, Peshawar se radicalise. Le marché de la musique, une institution centenaire où se croisent artistes, poètes et musiciens, est incendié.

Gulzar Alam assiste, impuissant, à l'islamisation de sa ville. Pendant cette sombre période où l'intégrisme déferle sur la ville, Gulzar décide de monter au front. Il donne des entrevues à la BBC, à CNN et à la télévision pakistanaise, il dénonce les intégristes qui empêchent sa ville de respirer.

Le gouvernement est furieux. De 2003 à 2007, la police perquisitionne chez lui à plusieurs reprises. Elle arrête même sa femme et ses enfants. Excédé, Gulzar s'exile. Il part à Quetta, puis à Karachi, à l'autre bout du pays. Il oublie la musique et sillonne les rues de la ville en taxi pour nourrir sa famille.

Lors des élections de 2008, les islamistes se font battre. Gulzar revient à Peshawar, rempli d'espoir, mais il déchante rapidement. Les islamistes sont peut-être minoritaires à l'assemblée provinciale, mais ils imposent toujours leur loi dans les rues de Peshawar.

Les attentats suicide se multiplient et la vallée de Swat, à 150 km au nord de Peshawar, est dirigée par des talibans qui installent un régime de terreur : exécutions publiques, assassinats, flagellations...

«La situation se détériorait, raconte Gulzar Alam. J'avais peur d'être tué. Je me suis même fait pousser une barbe pour paraître plus acceptable aux yeux des religieux.»

En 2009, la situation dérape, les menaces se multiplient. «Si tu continues de chanter, on va attaquer ta famille!»

Gulzar a peur. Avec raison. Un jour, alors qu'il revient chez lui en taxi, des islamistes tirent sur la voiture. Il réussit à s'enfuir, la peur au ventre.

Il accepte les contrats au compte-gouttes. «Quand quelqu'un me demande de chanter dans un mariage, je lui demande: «Qui êtes-vous? Comment allez-vous assurer ma sécurité?»

Après la tentative de meurtre, il se réfugie à Kaboul, dans un pays en guerre. Il s'y sent davantage en sécurité qu'à Peshawar.

Il revient à Peshawar un an plus tard. Le 27 décembre 2010, une jeep conduite par des islamistes fonce sur lui. Il réussit à fuir, mais il est blessé, sa jambe et son épaule sont fracturées. Il doit se faire opérer. Les médecins lui installent une plaque de métal dans la cuisse. Il marche avec des béquilles depuis cinq mois, sa jambe le fait constamment souffrir. C'est le prix à payer pour vivre à Peshawar. Le prix à payer pour son crime: chanter. Au cours de ces 10 années de galère, Gulzar s'est appauvri. Il a deux femmes et six enfants, dont un bébé de quelques mois. La maison où il vit ne lui appartient pas et il est endetté jusqu'au cou. Sa femme Rokhsana brandit les factures qui s'empilent.

Elle berce son bébé. Bien sûr qu'elle est inquiète: son mari reçoit encore des menaces. Gulzar et Rokhsana étaient amoureux quand ils se sont mariés, fait rarissime au Pakistan, où les mariages arrangés sont la norme. Le père de Rokhsana est poète, et Gulzar mettait ses mots en musique. C'est ainsi qu'ils se sont rencontrés : un coup de foudre au-dessus d'un poème.

Pendant que Niazbean, 13 ans, prépare le thé, la plus vieille, Palwasha, 17 ans, sort de sa chambre enveloppée de la tête aux pieds dans des voiles noirs.

Depuis quelques mois, le calme est revenu. Les choses se tassent peu à peu. Le gouvernement provincial, qui n'est plus dominé par les islamistes, a décidé de reconnaître le talent de Gulzar. Il vient de lui remettre une bourse de 500 000 roupies (6000$), une petite fortune.

Mais les Alam sont tellement endettés qu'ils ne savent plus où donner de la tête. Par où commencer? Payer les droits de scolarité des enfants? Rembourser les dettes les plus criantes? Acheter des médicaments? Des vêtements?

Même s'il est de nouveau le bienvenu au théâtre Nishtar Hall, Gulzar reste méfiant. Il reçoit des menaces, des appels au milieu de la nuit et des lettres haineuses. Il sait que les islamistes veulent sa peau et qu'ils ne le lâcheront pas.

«Ils ont essayé de me tuer, dit-il. Ils vont essayer de nouveau.»

Sa femme sort rarement. Elle a peur d'être tuée ou kidnappée.

Gulzar chante encore, mais avant d'accepter un contrat, il pose toujours la même question: «Qui va assurer ma sécurité?»

Il pousse un long soupir. Les tablettes sont remplies de médicaments, la maison est sale et en désordre, la peinture est écaillée. Le bébé pleure. Gulzar frotte sa jambe douloureuse d'un geste machinal.

«Je veux que ma région et ma ville soient en paix, dit-il.

-Ça risque d'être long?»

Gulzar soupire: «Oui, ça va prendre du temps, beaucoup de temps. Des années.»

On entend des pleurs.