En Haïti, l’ancien putschiste Guy Philippe, rentré au pays après six ans d’emprisonnement en sol américain, s’est allié avec un groupe paramilitaire environnementaliste

En Haïti, meurtres et enlèvements se multiplient. Même la police fuit.

Il n’y a pas de président désigné et le premier ministre est largement considéré comme illégitime, si bien que les appels à la démission du gouvernement comptent une nouvelle voix : une brigade d’agents armés chargée de protéger des milieux écologiques fragiles.

Cette semaine, des membres en uniforme de cette brigade ont affronté les forces gouvernementales dans le nord d’Haïti, ce qui a accru les tensions dans ce pays instable où des gangs contrôlent de vastes zones de la capitale, Port-au-Prince, et font des ravages dans les campagnes.

La Brigade de sécurité des aires protégées (B-SAP) s’est mutinée quand le premier ministre a limogé son chef. Mercredi, les agents du groupe ont tenté d’envahir le bureau régional et la police nationale haïtienne les a repoussés à l’aide de gaz lacrymogènes.

Autre sujet d’inquiétude, certains dirigeants du groupe ont publiquement déclaré leur soutien à Guy Philippe, ancien commandant de police et putschiste rentré en Haïti après avoir purgé une peine de six ans dans une prison fédérale américaine.

Depuis son retour, il y a deux mois, M. Philippe parcourt le pays à la recherche d’appuis à sa « révolution ».

PHOTO MERIDITH KOHUT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

L’ancien putschiste Guy Philippe (au centre, en jeans), dans son village natal de Pestel, en 2016

« Une révolution, mais pas une révolution dans le sang », assure M. Philippe en entrevue. « Nous n’avons tué personne. Il s’agit de manifestations pacifiques. »

Un meneur condamné aux États-Unis

Philippe était l’un des meneurs du coup d’État de 2004 contre le président Jean-Bertrand Aristide. Longtemps inculpé aux États-Unis pour trafic de drogue, M. Philippe vivait sans entrave dans le sud d’Haïti.

Arrêté en 2017 après son élection comme sénateur, il a été condamné par un tribunal américain à neuf ans de prison pour blanchiment d’argent, puis expulsé vers Haïti en novembre, une décision stupéfiante qui ne peut qu’empirer une situation politique déjà chaotique, disent des experts.

« Voici un homme qui manœuvre et complote depuis 20 ans pour prendre le pouvoir », dit James B. Foley, ambassadeur des États-Unis à Port-au-Prince au moment du coup d’État de 2004.

Nous l’avons inculpé, extradé et mis en prison, et maintenant, nous l’avons renvoyé là-bas en pleine anarchie : le résultat est évident, prévisible et horrible.

James B. Foley, ambassadeur des États-Unis à Port-au-Prince au moment du coup d’État de 2004

M. Philippe, qui depuis son retour vit chez lui à Pestel, affirme qu’il entend se rendre à Port-au-Prince d’ici peu pour organiser des manifestations.

PHOTO ODELYN JOSEPH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’ancien putschiste Guy Philippe (survêtement gris), après avoir purgé une partie de sa sentence aux États-Unis, le 30 novembre 2023, à Port-au-Prince

Selon lui, la grande majorité de la population le soutient et veut la démission du premier ministre ArielHenry.

De nombreux Haïtiens sont déçus par l’échec de la police nationale dans sa lutte contre les gangs et M. Phillippe pourrait dire vrai, disent des analystes.

Si c’était un coup d’État, il serait légitime, mais ce n’est pas un coup d’État. Nous ne cherchons pas à prendre le pouvoir par la force.

Guy Philippe, un des meneurs du coup d’État de 2004

Jeudi, le premier ministre Ariel Henry s’est dit alarmé par les actions des mutins de la BSAP, qui, selon lui, agissent sans cadre juridique ou administratif. La couverture médiatique de leur révolte risque de créer une confusion sur le mandat légitime de cette agence environnementale, a-t-il ajouté. Il a annoncé la création d’une commission chargée d’examiner le travail de l’agence.

En ce qui concerne M. Philippe, le bureau du premier ministre déclare : « Ariel Henry est responsable de l’application de la loi. »

Les États-Unis font de fortes pressions en faveur d’une mission de sécurité en Haïti dirigée par le Kenya, ce qui reviendrait à cautionner tacitement le mandat d’Ariel Henry, selon certains experts.

« Des amis » et « un allié »

M. Philippe dit avoir « des amis » dans la BSAP, une alliance qui n’est pas sans risque : maintes fois dans l’histoire d’Haïti, des groupes paramilitaires ont commis des atrocités, comme les Tontons macoutes, la tristement célèbre police politique sous les Duvalier.

Selon M. Philippe, le chef de la brigade environnementale est un « allié » qui veut lui aussi la démission du premier ministre.

Selon un journal haïtien, M. Philippe et la BSAP collaborent dans leur opposition au gouvernement actuel.

PHOTO RALPH TEDY EROL, ARCHIVES REUTERS

Policiers patrouillant devant le collège Marie-Anne, trois jours après que six religieuses aient été enlevées par des hommes armés, le 22 janvier dernier à Port-au-Prince

« La BSAP n’est pas le bras armé de l’opposition », assure Jeantel Joseph, l’ex-chef de l’agence qui a été limogé et qui a dirigé les manifestations du groupe cette semaine.

Selon M. Joseph, lui et M. Philippe appartiennent à une coalition de partis politiques, de syndicats et d’organismes populaires visant à mettre fin pacifiquement au mandat d’Ariel Henry. Devant ces deux oppositions – lui dans le Nord, Philippe dans le Sud –, le premier ministre devra partir, dit M. Joseph.

Haïti va très mal : près de 3000 policiers – sur les 15 000 que comptait le pays il y a deux ans – ont déserté, selon les chiffres de la police.

Selon les Nations unies, plus de 4700 personnes ont été tuées en Haïti en 2023 (deux fois plus qu’en 2022) et près de 2500 personnes ont été kidnappées. Un groupe de religieuses haïtiennes a été détenu pendant près d’une semaine avant d’être libéré mercredi dernier.

Plus de 150 000 Haïtiens ont fui aux États-Unis en 2023.

La sécurité s’est dégradée après le meurtre du président Jovenel Moïse en 2021. Tenir des élections est trop dangereux et le premier ministre désigné, M. Henry, a réclamé une intervention internationale.

Guy Philippe a dénoncé la mission de l’ONU

À l’automne, les Nations unies ont approuvé une mission multinationale de sécurité dirigée par le Kenya, mais elle a été retardée en octobre par une contestation judiciaire arguant que le parlement kényan n’avait pas suivi le protocole l’autorisant à envoyer des policiers à l’étranger (le Kenya envoie régulièrement des militaires à l’étranger). Le Kenya était prêt à envoyer au moins 1000 policiers dans cette mission financée par les États-Unis et plusieurs autres pays devraient proposer des ressources, mais la haute cour de Nairobi a jugé vendredi que la décision du gouvernement kenyan était « illégale et inconstitutionnelle ».

PHOTO RALPH TEDY EROL, ARCHIVES REUTERS

Pierres jonchant les rues de Port-au-Prince après de récentes émeutes, le 18 janvier dernier

M. Philippe a dénoncé la mission de l’ONU, affirmant qu’elle soutiendrait l’administration de M. Henry et l’« impérialisme ». Dans une vidéo, il qualifie les Kényans de « frères africains », tout en prévenant qu’ils seront considérés comme des « ennemis » s’ils sont envoyés en Haïti.

L’agence BSAP est censée protéger des milieux écologiques fragiles, mais elle opère souvent sans en avoir reçu l’ordre et loin de ces régions, indique un récent rapport de l’ONU, qui remet en question la portée de l’action de ce groupe.

La BSAP, créée en 2018 sous le président Jovenel Moïse, est dotée de 100 agents, mais le gouvernement Henry semble avoir peu de contrôle sur ses actions et ne pas connaître son effectif réel.

Mardi, M. Henry a limogé le responsable de la BSAP, provoquant la colère du personnel. Des vidéos sur les médias sociaux montrent des centaines d’agents défilant dans les rues d’Ouanaminthe, dans le nord-est d’Haïti, et exigeant le retour de leur patron et la démission de M. Henry.

Dans le Nord-Est, près de la frontière avec la République dominicaine, des agents de la BSAP ont tiré en l’air et confiné les habitants chez eux.

On reproche des crimes à la BSAP, a déclaré Gédéon Jean, directeur du Centre haïtien d’analyse et de recherche sur les droits de l’homme, qui a suspendu ses activités en novembre en raison de la montée de la violence. Il craint un scénario plus grave : une alliance de la BSAP avec les gangs haïtiens.

Robert Muggah, qui a dirigé une étude des Nations unies sur les gangs criminels d’Haïti, ajoute ceci au sujet de M. Philippe : « Il se trouve dans cette région un personnage très perturbateur. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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