C’est le cauchemar de tout journaliste étranger réalisant des reportages dans des pays autoritaires. Que notre travail devienne un prétexte à répression. Que ceux qui ont eu le courage de témoigner le payent cher après notre départ.

Nulle part au monde n’ai-je eu plus peur pour ceux que je laissais derrière qu’en Iran, où je suis allée en reportage à plusieurs reprises entre 2001 et 2013.

J’ai eu à annuler des entrevues, craignant de mener les forces de l’ordre – que je savais très proches – directement à ceux qui voulaient dénoncer leurs abus. J’ai changé des noms, réinventé des identités tout en restant fidèle aux évènements, dans l’espoir de protéger mes sources.

C’est donc avec un immense pincement au cœur que j’ai suivi au cours des deux dernières semaines une prise de bec sur Twitter entre le journaliste du Figaro Georges Malbrunot et le compte Lettres à Téhéran, tenu par un ancien blogueur de Libération.

Au cœur de la controverse : une vidéo mise en ligne le 30 mai par M. Malbrunot, qui revenait tout juste de reportage en Iran. On y voit des jeunes femmes sans le hijab obligatoire dans un café de Téhéran et à l’extérieur du même café. Elles jasent, marchent, enfourchent une bicyclette. « L’image forte de mon reportage en Iran. Inimaginable il y a un an, écrit sous la vidéo le reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Des Iraniennes sans voile ni manteau dans un bar de Téhéran. Les femmes ont gagné. Mais leur victoire est fragile. La serveuse a encore un foulard. Ordre de la police religieuse. »

Jeudi dernier, on apprenait qu’une descente musclée des milices du régime islamiste, les basidjis, a eu lieu au même café. Je l’ai lu sur Lettres de Téhéran, mais la même nouvelle – accompagnée de vidéos montrant l’intervention violente de la milice – est aussi apparue sur le site persanophone de la BBC. Et sur Radio Farda, le pendant iranien de Radio Free Europe/Radio Liberty.

Les utilisateurs des réseaux sociaux ont été nombreux à critiquer ouvertement le journaliste du Figaro, estimant qu’il avait mis en danger les clientes et qu’il avait agi de manière irresponsable en ne floutant pas leurs visages.

Au téléphone, M. Malbrunot rejette du revers de la main ces accusations. Il raconte qu’avant d’utiliser la vidéo, il en a parlé au propriétaire du « bar » (le mot semble mal choisi, puisque la vente d’alcool est interdite en Iran). « Le patron m’a dit qu’il n’y avait pas de problème », soutient M. Malbrunot. Il ajoute qu’il n’a pas filmé en cachette et que personne n’est venu l’interrompre.

Il rappelle aussi que ces mêmes femmes qui défient les règles de la République islamique savent qu’elles sont captées par les caméras de surveillance à reconnaissance faciale déployées par le régime depuis le soulèvement qui a suivi la mort, en septembre dernier, de Mahsa Amini. Cette dernière, âgée de 22 ans, a été arrêtée pour avoir mal porté le voile et est morte aux mains des autorités.

Il y a plusieurs failles dans le raisonnement du collègue du Figaro.

Ç’aurait été la moindre des choses de demander l’accord des femmes les plus visibles sur la vidéo. En quoi un propriétaire de café est-il habilité à disposer du droit à leur image ? C’est à elles de décider !

Sinon, on suit la logique du régime qui traite les Iraniennes comme si elles étaient toujours sous la tutelle d’un homme. Comme si elles étaient des mineures à perpétuité.

On ne peut pas non plus se dédouaner en notant que le gouvernement liberticide épie lui-même ces Iraniennes courageuses. Comme on dit en anglais, « two wrongs don’t make a right », ou deux torts ne se transforment pas en un bienfait.

Dans une situation comme celle-là, la prudence aurait dû être la principale conseillère.

Mais cela dit, il serait complètement absurde de faire le procès du journaliste plutôt que de la main qui tient la machette. Car s’il y a une chose à retenir de cet incident, c’est que les autorités iraniennes sont en mode répression à grande échelle. Et cette répression passe largement sous silence depuis que les yeux du monde – ébahis par le courage des jeunes Iraniennes l’automne dernier – regardent ailleurs.

Depuis les manifestations de l’automne, plus de 20 000 personnes ont été détenues. Et les exécutions vont bon train. À la mi-mai, le régime a tué trois hommes parce qu’ils ont pris part aux manifestations, portant à sept les exécutions reliées au mouvement « Femme. Vie. Liberté ». Mercredi matin, on apprenait qu’un prisonnier politique kurde, Himan Mostafayi, avait été pendu.

La rébellion en prend pour son rhume, mais n’est pas éteinte pour autant.

Le 23 mai, des prisonnières politiques détenues à la tristement célèbre prison d’Evin ont manifesté derrière les barreaux. Elles écrivent des lettres pour protester contre le traitement qu’on leur fait subir au quotidien.

On voit aussi des signes de rébellion dans les universités. Des étudiants de Téhéran manifestent en tenant un gros « non » au bout de leurs bras. Leur initiative commence à faire boule de neige.

Le bras de fer entre le régime des ayatollahs et la société civile iranienne n’est pas terminé et il est de notre devoir de continuer à suivre et à montrer ce qu’il se passe dans le pays. Même si, par précaution, ça implique de flouter quelques visages.