Comme dirait Napoléon, avancer vers Moscou à toute vitesse avec ses troupes sans verser une goutte de sang, ça, c’est la partie facile.

C’est après que ça se morpionne.

Quel était au juste le plan de mutinerie d’Evguéni Prigojine ? Renverser l’état-major russe pour prendre le contrôle de l’armée ? Faire un coup d’État ou un coup de pub ?

Après avoir traversé la Russie du sud au nord en disant qu’il était prêt à mourir pour la justice, le chef de Wagner s’arrête net à 200 km de la capitale. Pour « éviter un bain de sang »… à la demande du président biélorusse, pantin de Vladimir Poutine.

« OK, tout le monde, on arrête ici et on retourne aux casernes ! »

C’est tout ?

Il y en a qui se sont fait défenestrer pour moins que ça.

M. Prigojine, lui, hérite d’un sauf-conduit pour la Biélorussie.

Difficile de comprendre qu’après avoir été qualifié de « traître » par Poutine, Prigojine survive à cette opération somme toute humiliante pour la prétendument toute-puissante armée russe.

Ce n’est pas la seule chose difficile à comprendre, j’en conviens. En partant, le concept d’armée privée de 25 000 à 50 000 mercenaires volontaires et criminels de droit commun sortis de prison pour combattre ne va pas de soi. Après avoir agi pour différents régimes tortionnaires en Afrique et en Syrie en commettant divers massacres, Wagner combat en Ukraine pour la Russie. Aux côtés de l’armée russe, mais tout en étant sa rivale.

Ce n’est pas d’hier que Prigojine dénonce violemment l’incompétence des officiers supérieurs de l’armée russe. Il a passé le printemps à publier des vidéos sur Telegram pour les traiter d’idiots dangereux.

Des milliers de personnes sont emprisonnées en Russie pour avoir pacifiquement manifesté contre la guerre. Mais Prigojine semble avoir une permission spéciale, du fait de son amitié avec Poutine.

Avant d’être chef de guerre, au fait, Prigojine a été braqueur dans les années 1980 en URSS, puis propriétaire de restaurant à Saint-Pétersbourg. Et c’est comme traiteur du Kremlin qu’il a d’abord fait fortune – avant de se voir concéder des opérations minières, etc.

Son expérience militaire est plus celle d’un guérilléro à louer ayant appris sur le tas que d’un général. Il a quand même fini par devenir le visage russe de la guerre en Ukraine, celui qui avait le droit de dire tout ce que personne ne peut dire en Russie, le seul apparemment à réclamer des victoires.

Ses critiques – manque de munitions, de nourriture, de préparation – étaient tellement virulentes ce printemps que je me demandais si ce n’était pas une diversion. Ou une commande de Poutine lui-même pour secouer ses militaires.

En Russie, une bonne théorie du complot est souvent la meilleure explication possible, après tout.

Mais cette fois, la mise en scène a été poussée jusqu’à l’absurde, si c’en est une. Rouler avec un convoi sur l’autoroute pour se rendre… pour se rendre où, au juste ? Prendre le contrôle du Kremlin et de la télévision d’État ? Créer un mouvement de masse dans l’armée ? Mourir glorieusement après avoir dénoncé publiquement la raison même de la guerre en Ukraine ?

Puis virer de bord après un coup de fil d’un président bidon ?

Tout est insensé dans cette histoire.

Tout est insensé, mais même si c’est une mise en scène, je ne vois pas ce qu’il y a de bon pour Poutine là-dedans. Après avoir déclaré que Prigojine est un « traître », il ne pouvait plus le laisser combattre pour la Russie sans perdre la face. Mais l’exonérer sans autre forme de procès avec un exil intérieur comme seule peine ?

En échange, Prigojine cède sa bande de criminels de guerre à l’armée russe. En soi, c’est un aveu de faiblesse militaire.

Déjà que cette « opération spéciale » devait durer quelques jours à peine, en février 2022. Après bientôt 500 jours, l’armée russe a montré des signes d’incompétence et de démoralisation. Ça ne l’a pas empêchée de dévaster des parties entières de l’Ukraine. Mais sans grandes avancées, et au prix de dizaines de milliers de morts.

Ça ne veut pas dire que la guerre est finie, hélas. Ni que Poutine est sur le point d’être renversé.

Mais ça veut dire que le soutien des pays de l’OTAN à l’Ukraine a eu des effets qu’on n’aurait pas crus possibles au début de l’invasion russe. Ces dissensions violentes, réelles ou mises en scène, entre Wagner et l’armée russe sont le fruit de la pression de la défense ukrainienne. Elles montrent de façon encore plus éclatante, théâtrale même, l’échec de l’opération de Poutine.

C’est en effet un coup de couteau dans le dos, même si le couteau était truqué. Un tir ami à l’orgueil.

Ça, même aux Russes, ça devient difficile à cacher.