S’il faut en croire le nouveau curriculum scolaire adopté en Floride sous la supervision du gouverneur républicain Ron DeSantis, l’esclavage aux États-Unis n’a pas fait que briser des vies. Non, non. « Les esclaves ont développé des habiletés […] qu’ils ont pu utiliser à leur propre bénéfice », compte-t-on dorénavant enseigner aux élèves du secondaire.

Ouf, ça prend beaucoup d’imagination et de mauvaise foi pour arriver à cette conclusion quand on sait que plus de 12 millions d’Africains ont été capturés, mis dans des bateaux et envoyés dans les Amériques, où les survivants – quelque 10 millions de personnes – ont été gardés en esclavage. De 400 000 à 600 000 d’entre eux ont abouti aux États-Unis, où, au moment de l’abolition, on pouvait dénombrer 4 millions d’esclaves.

Ce système d’exploitation a duré 246 ans au pays de l’oncle Sam et est à l’origine de nombreuses inégalités qui perdurent encore aujourd’hui dans le pays le plus riche du monde.

Ce n’est donc pas très surprenant que cet extrait du nouveau curriculum soulève l’indignation. La vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris, a parlé d’une « insulte ».

« Comment est-ce possible que qui que ce soit suggère qu’au cœur des atrocités [de l’esclavage], il y avait des avantages à être assujetti à un tel degré de déshumanisation ? », a dit la politicienne démocrate, née de parents indien et jamaïcain, lors d’un discours à Jacksonville, en Floride, dimanche dernier.

Jeudi, c’est un politicien républicain noir de Caroline du Sud, le sénateur Tim Scott, qui a levé le ton. « Il n’y a pas de côté positif à l’esclavage. L’esclavage, c’était surtout la séparation des familles, la mutilation des êtres humains et le viol des femmes », a dit celui qui espère devenir le candidat du Parti républicain lors de la prochaine course à la Maison-Blanche. Tout comme Donald Trump et comme Ron DeSantis, respectivement les numéros un et deux de ce même marathon.

Cette affaire est en train de devenir une joute politique pour savoir qui gagnera le cœur des électeurs républicains lors des primaires de 2024, mais les enjeux qui se cachent derrière cet épisode de révisionnisme historique sont beaucoup plus grands. Beaucoup plus préoccupants.

« La même chose est en train de se passer dans plusieurs systèmes scolaires à travers le pays, notamment en Oklahoma et en Indiana. On y voit des mouvements très similaires », m’a dit Andrew Whitehead, professeur de sociologie à l’Université de l’Indiana, lors d’une entrevue téléphonique.

Il y a de véritables tentatives de javelliser l’histoire américaine.

Andrew Whitehead, professeur de sociologie à l’Université de l’Indiana

L’expert fait un lien direct entre cette tentative de réviser l’histoire et le nationalisme chrétien qui gagne de plus en plus d’adeptes à travers le pays. Ron DeSantis, qui se présente lui-même comme un « combattant » mis sur terre par Dieu dans une de ses publicités électorales, en est une figure de proue. « Ce nationalisme est entrelacé avec des croyances antinoires. Il promeut une vision de l’histoire qui privilégie l’expérience des Américains blancs », ajoute M. Whitehead, qui a consacré plusieurs livres à la question.

Ce « nationalisme chrétien », qui présente les États-Unis comme un pays d’héritage judéo-chrétien dont il faut défendre les valeurs traditionnelles, n’est pas nouveau, ajoute André Gagné, directeur du département d’études théologiques de l’Université Concordia, à Montréal.

Il faut remonter aux années 1980 pour voir poindre à l’horizon ce programme politique porté par une coalition qui s’est surnommée la « majorité morale » et qui a contribué à écarter Jimmy Carter de la présidence. « Au début, la question de l’avortement était au cœur des préoccupations [de cette mouvance], ainsi que la prière à l’école, la famille traditionnelle. Là, il y a d’autres éléments qui se sont ajoutés. Ils rejettent la théorie critique de la race et tout ce qu’ils définissent comme du “wokisme » », ajoute M. Gagné.

Si Donald Trump a été le véhicule de beaucoup de ces idées depuis son arrivée sur la scène politique en 2016, Ron DeSantis, lui, un catholique pratiquant, essaie de montrer qu’il est prêt à aller plus loin.

[DeSantis] veut montrer qu’il est plus radical que Trump, et la Floride est son laboratoire. S’il devient président, ce qu’on voit en Floride est ce que nous risquons de voir à la grandeur du pays.

André Gagné, directeur du département d’études théologiques de l’Université Concordia

En d’autres termes, l’histoire en prendrait pour son rhume.

La tentative de la Floride de présenter un profil flatteur de l’esclavage n’est pas sans rappeler un autre débat qui fait rage au Royaume-Uni. Plusieurs politiciens et intellectuels conservateurs, nostalgiques de l’Empire britannique, croient qu’il est nécessaire de montrer le côté bénéfique du colonialisme et de l’enseigner. Le tiers du pays est de leur avis.

Après tout, le grand Empire britannique n’a-t-il pas construit des routes et des chemins de fer qui ont contribué aux développements des nations qu’il a pillées pendant des siècles, tout en anéantissant toute tentative de rébellion ?

Ça dépend, j’imagine, à qui on pose la question. Aux Autochtones d’Amérique, aux Indiens et aux Pakistanais, ou aux membres de la Chambre des lords ?

Et c’est là que l’incident de Floride nous rejoint, chez nous. Si le nationalisme chrétien n’est pas une de nos préoccupations principales actuellement, nous sommes nous aussi en train d’ausculter les chapitres les plus sombres de notre histoire, à commencer par l’impact du colonialisme sur les peuples autochtones, notamment le terrible legs des pensionnats.

Que la tentative des républicains floridiens d’estomper les ravages de l’esclavage dans les mémoires – un exercice aussi maladroit qu’absurde vu de l’extérieur – nous serve d’antidote chaque fois que nous devons nous-mêmes choisir notre récit commun.

Rectificatif : Le texte original notait que 12 millions d’Africains ont été capturés et envoyés aux États-Unis, or ce chiffre représente l’ensemble des Africains qui ont été victimes de la traite esclavagiste à travers les Amériques. Nos excuses.