Pendant qu’en Chine, le président Xi recevait son ami russe « éternel » Vladimir, les États-Unis exposaient au monde entier leur pitoyable dysfonctionnement politique.

Depuis deux semaines, la Chambre des représentants est sans speaker. Elle est pour ainsi dire muette. Ce personnage n’a rien à voir avec le bonasse président de notre Chambre des communes : c’est le deuxième dans l’ordre de succession du président, d’après la Constitution des États-Unis. Advenant – Dieu les protège – la mort simultanée de Joe Biden et de Kamala Harris, c’est le président de la Chambre qui occuperait ces fonctions.

Surtout, sans président, la Chambre ne peut siéger.

Jamais dans l’histoire la fonction n’a-t-elle été désertée. Ce ne devrait pourtant pas être infiniment compliqué : le Parti républicain a la majorité. Mais les extrémistes cinglés de ce parti infecté de trumpisme n’appuieront que celui prêt à livrer leur marchandise politique. Jim Jordan aurait pu faire l’affaire : en plus de vouloir criminaliser l’avortement dans tout le pays, il dit encore que le système démocratique l’ayant fait élire en Ohio, ce système devant lequel tout politicien américain s’agenouillait encore naguère, le plus ancien en Occident, que ce système, donc, a produit une fraude électorale massive en permettant l’élection de Joe Biden en 2020.

PHOTO J. SCOTT APPLEWHITE, ASSOCIATED PRESS

Le représentant républicain Jim Jordan, vendredi

C’est un authentique trumpiste.

Mais il reste encore 25 élus républicains qui ne veulent pas d’un extrémiste – enfin, pas de cette sorte-là.

Il y a une part de délice un peu malsain à voir le Parti républicain retourné contre lui-même, incapable de s’éloigner de Donald Trump, mais incapable de vivre complètement avec lui.

Il n’y a pas de doute non plus que Joe Biden, en appelant solennellement la Chambre à voter des crédits pour la guerre au Proche-Orient et en Ukraine, veut aussi exposer le chaos chez républicains.

Au bout du compte, les crédits n’arriveront pas plus, car la Chambre ne siège pas. Quelles qu’en soient les raisons, et même si on nous dit qu’elle sera passagère, cette impuissance est l’expression un peu grotesque de la perte constante de crédibilité des États-Unis.

J’en entends qui disent : tant mieux.

Le hic, c’est que quand les États-Unis baissent, ils ne sont pas vraiment remplacés par la Finlande ou les Pays-Bas.

Dans le livre intime et très éclairant qu’il vient de faire paraître sur la Chine1, Jean-François Lépine écrit ceci qui me semble particulièrement pertinent cette semaine :

« La Chine et la Russie propagent le même message dans le monde, voulant que les États-Unis et leurs alliés cherchent à tout prix à les isoler pour freiner leur expansion. Ils les décrivent comme des puissances en décrépitude dont le système politique, fondé sur le consensus démocratique, ne fonctionne plus. La Chine elle-même vante à l’étranger sa propre gouvernance autoritaire qui séduit d’ailleurs de plus en plus de leaders mondiaux. »

Face à un monde turbulent et instable en effet, ces régimes autoritaires s’offrent comme une réponse claire, une expression de puissance et d’ordre.

On a beau vouloir être optimiste, croire que la raison triomphera aux États-Unis. On a beau dire que ce pays a survécu à une guerre civile. On est bien obligé de constater cette décrépitude des institutions mêmes.

L’incapacité du Parti républicain à se débarrasser de Trump fait peut-être l’affaire des démocrates. Il n’en reste pas moins que cet homme accusé dans quatre affaires criminelles écrase toute la concurrence dans son parti. Dans les sondages, il domine aussi Biden, aimable vieillard, mais vieillard quand même. C’est lui, le contrepoison ?

Depuis 2015, le phénomène Trump est censé être passager. Une sorte de défectuosité étrange de la vie politique américaine, bactérie bientôt phagocytée par les bons vieux anticorps constitutionnels.

Eh non.

Ce n’est pas seulement son parti, qui est infecté. C’est tout le pays qui est englué dans le trumpisme, d’une manière ou d’une autre.

Dans ce pays qui a pour ainsi dire inventé la séparation des pouvoirs, ou disons qui l’a expérimentée, cet ancien président, ce candidat, a été condamné vendredi à 5000 $ pour avoir encore une fois insulté une des nombreuses cours où il est convoqué.

« Dans le climat actuel déjà surchauffé, les contre-vérités incendiaires peuvent entraîner, et ont déjà entraîné dans certains cas, des dommages physiques graves, voire pires », a dit le juge new-yorkais dans cette affaire civile de fraude immobilière. Il est évident que le style Trump entraînera bientôt quelque part une accusation d’outrage au tribunal – avec risque d’amende bien plus salée, et éventuellement d’emprisonnement.

Oui, certains de ses coaccusés dans l’affaire criminelle de tentative de renversement du résultat électoral ont commencé à s’avouer coupables.

C’est vrai, les mythiques roues de la justice vont bien finir par lui rouler dessus.

Mais ça donnera quoi, si au bout du compte le tiers des Américains en ressortent comme des nihilistes politiques, des désaffranchis constitutionnels ?

Un pays encore plus faible, encore moins influent.

1. Jean-François Lépine, Les angoisses de ma prof de chinois, Libre Expression, 336 pages.