Il aime parler de masturbation dans ses discours politiques. Il affirme que son chien décédé lui sert d’intermédiaire dans ses discussions avec Dieu et que ses autres dogues, « ses enfants », sont ses meilleurs conseillers politiques. Il a dit que le pape était le « mal incarné sur Terre » avant de l’inviter à revenir en Argentine pour une visite.

Facile de rouler des yeux quand on lit les récents portraits journalistiques de Javier Milei, le politicien populiste et libertarien que viennent d’élire dimanche les Argentins avec une majorité jamais vue depuis le retour de la démocratie en 1983. Dans son entourage, l’homme est surnommé El Loco, « le fou », depuis l’adolescence, selon son biographe.

Le plan de cet ancien commentateur économique incendiaire converti à la politique équivaut à passer le bulldozer dans l’État argentin : faire disparaître la banque centrale, adopter le dollar comme monnaie nationale, mettre aux poubelles dix ministères, dont ceux de la Santé et de l’Éducation, privatiser la compagnie d’énergie et les médias d’État, faire des coupes dans l’assistance sociale. Et ce n’est qu’une poignée de ses promesses électorales.

On pourrait se dire qu’un tel politicien, élu par un électorat en colère devant l’inflation qui dépasse les 140 % cette année, sera isolé une fois qu’il prendra le pouvoir le 10 décembre. Après tout, son parti, La liberté avance, est peu représenté aux deux chambres de la législature argentine.

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La Casa Rosada, siège du pouvoir exécutif argentin, à Buenos Aires

Ce serait cependant ignorer les signes inquiétants qui se pointent déjà le bout du nez, annonçant de sérieuses menaces à la démocratie argentine qui soufflera ses 40 bougies le jour où M. Milei sera investi président.

Notamment, le président désigné et plusieurs de ses proches collaborateurs tentent de revoir l’histoire en minimisant les crimes commis par l’ancienne dictature.

Parlez-en à Eduardo Kirilovsky. Ce géologue retraité, originaire de la province de Buenos Aires, a été victime de torture en 1977 aux mains de la junte pendant une incarcération qui aura duré deux mois. L’ancien leader étudiant de l’Université de La Plata a pu témoigner contre ses tortionnaires, dont le prêtre Christian Von Wernich. Ce dernier a été condamné à la prison à vie en 2007 pour le rôle qu’il a joué dans 7 meurtres, 42 enlèvements et 31 cas de torture.

« Mon histoire personnelle, celle de ma détention et de ma torture est aussi celle de mon pays. Aujourd’hui, ce nouveau gouvernement remet en cause cette histoire en niant que 30 000 personnes ont été tuées ou ont disparu pendant la dictature », m’a dit mercredi M. Kirilovsky lors d’une discussion sur WhatsApp traduite par son neveu, Diego Medina-Creimer, un militant environnementaliste vivant à Montréal.

L’Argentin craint un retour de l’impunité dans son pays, qui a pourtant tant fait pour exorciser les démons du passé. Aujourd’hui, ces acquis semblent bien fragiles.

« Après l’élection de Javier Milei, un chef de police de San Antonio Oeste a mis en ligne la photo d’une Ford Falcon verte, note M. Kirilovsky. C’est le véhicule qu’utilisait la junte pour faire des enlèvements pendant la dictature. » Un symbole de répression et de terreur universellement connu dans le pays sud-américain. Dénoncé, le policier a tenté de s’en sortir en disant qu’il aime les Ford.

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Une vieille Ford Falcon verte dans une rue de Buenos Aires, en 2019

L’incident n’est cependant pas anodin. Pendant la campagne électorale, plusieurs personnalités publiques ont aussi reçu des courriels de menaces contenant des photos de Ford Falcon vertes. Un ancien capitaine de l’armée a pour sa part mis en ligne sur TikTok la sinistre voiture avec une inscription qui en dit long. « 7… même si c’est un peu serré, peuvent entrer dans ce coffre », peut-on lire.

Une certaine Victoria Villaruel a relayé l’image. Elle sera la vice-présidente de Javier Milei. Elle veut mettre fin aux procès liés aux crimes de la dictature. « Depuis leur élection, j’ai peur de me retrouver un jour nez à nez avec l’un de mes tortionnaires », note M. Kirilovsky, qui espère voir renaître la mobilisation pour les droits de la personne dans son pays, mise à l’épreuve par l’essoufflement économique.

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Javier Milei visitant un bureau de vote lors du second tour de l’élection présidentielle, à Buenos Aires, le 19 novembre

M. Kirilovsky croit qu’il serait mal avisé de penser que M. Milei et son parti minoritaire n’auront pas de pouvoir. Déjà, l’ancien président conservateur Mauricio Macri et son ancienne ministre Patricia Bullrich, arrivée troisième lors du premier tour de l’élection présidentielle, ont donné leur soutien au politicien libertarien qui se décrit comme un « anarchocapitaliste ». « Javier Milei pourra faire des alliances pour faire passer ses réformes, se désole M. Kirilovsky. Son plan, c’est de saigner l’État. »

Une chose est sûre : après le Brésil qui vient de tourner la page sur les quatre années de la présidence de Jair Bolsonaro – un apologiste de la dictature militaire – ainsi que les États-Unis qui se demandent si Donald Trump fera un retour à la Maison-Blanche, c’est au tour de l’Argentine d’être gouvernée par un électron libre qui se croit investi d’une mission divine et qui a commencé à dénoncer des fraudes électorales avant la tenue de l’élection. Rien de bien rassurant.