Recevant un jour l’ambassadeur du Canada aux États-Unis, Henry Kissinger lui dit d’entrée : « J’espère que vous n’êtes pas venu me parler de la vie sexuelle des saumons. »

Les secrétaires d’État américains se passionnent rarement pour les relations avec leur voisin du Nord. Dans le cas de Kissinger, qui l’a été de 1969 à 1976, c’était encore plus vrai. Il n’avait pas de temps à perdre avec cette relation platement économique, quand la géopolitique de la guerre froide requérait son attention partout sur le globe.

Nixon, dont il était le conseiller, ne cachait pas sa répulsion pour Pierre Trudeau, qui refusait d’aligner sa politique étrangère sur la sienne.

Dans une réunion à la Maison-Blanche, Nixon insistait devant Trudeau pour dire qu’il ne peut y avoir de relation viable entre le Canada et les États-Unis « si une partie exploite l’autre ».

Puis, se tournant vers Kissinger, qui était le maître à penser de toute sa politique étrangère, Nixon dit : « Pas vrai, Henry ? »

Et Kissinger d’apposer son sceau d’approbation. C’était absolument la politique des États-Unis : des échanges égalitaires.

« Ce que vous dites là est révolutionnaire, monsieur le président », a répondu Trudeau, riant sur ce ton sarcastique qui lui a valu sa réputation d’arrogance.

Henry Kissinger, mort cette semaine à 100 ans, avait plus d’affinités personnelles avec Trudeau. Ils avaient tous deux été des étudiants de l’historien William Yandell Elliott, conseiller de six présidents et professeur légendaire à Harvard, où Kissinger a fait carrière. Pendant les années 1950, Trudeau s’est rendu aux séminaires d’été sur les relations internationales que Kissinger prodiguait à l’élite politique montante.

PHOTO MAISON-BLANCHE DES ÉTATS-UNIS, FOURNIE PAR LE NEW YORK TIMES

Le président américain Richard Nixon discutant avec son secrétaire d’État Henry Kissinger à la Maison-Blanche, en 1972

Sur le plan idéologique, par contre, on peut difficilement imaginer deux hommes plus éloignés. Trudeau, qui était premier ministre pendant toutes les années Kissinger, était en particulier opposé à l’action américaine au Viêtnam. Stratégiquement, ça ne changeait strictement rien pour les Américains. Mais politiquement, c’était agaçant.

D’autant que le Canada avait ouvert ses portes à tous les jeunes Américains qui refusaient de s’enrôler dans l’armée. Vous avez notre sympathie et le Canada « est un refuge face au militarisme », avait dit Trudeau aux objecteurs de conscience.

Quand l’armée américaine a bombardé massivement le Cambodge et le Laos, qui servaient de base arrière et de voie de passage pour l’armée communiste du Viêtnam du Nord, le gouvernement canadien l’a dénoncée.

La suite de l’histoire lui a donné raison. Cette guerre a été un désastre militaire, stratégique et humanitaire. Et ce qu’on a appris depuis 50 ans permet de mesurer l’ampleur des crimes de guerre qui ont été commis sous la dictée principalement d’un homme : Henry Kissinger.

Avant l’élection de Nixon, en 1968, des pourparlers de paix ont eu lieu qui ont failli mettre fin à la guerre. Des témoins de l’époque soutiennent que Kissinger a contribué à faire capoter l’entente, pour permettre à Nixon de remporter l’élection, et de faire la paix selon ses termes.

La guerre n’a cessé qu’en 1973, et le retrait final n’a eu lieu qu’en 1975.

Entre-temps, pour mettre la pression sur le gouvernement communiste du Nord, le chef de la diplomatie américaine avait développé la théorie de « l’homme fou », qui consistait à faire courir le bruit que Nixon était cinglé et qu’il fallait d’urgence régler avec lui avant qu’il ne brûle toute la région.

Ce n’était pas si faux. Sans même parler du Viêtnam lui-même, les bombardements au Cambodge, pays en principe neutre, ont fait plus de 100 000 morts.

Le pays a été déstabilisé au point de permettre l’ascension du régime assassin des Khmers rouges de Pol Pot, qui a massacré entre 1,5 et 2 millions de personnes.

La démonstration de force militaire devait servir à installer la crédibilité des États-Unis comme première puissance mondiale, pour contrer l’influence communiste, favoriser la paix et le libéralisme.

Et c’est effectivement sur les conseils de Kissinger que les premiers mouvements de la « détente » nucléaire entre l’URSS et les États-Unis ont été amorcés, et un certain désarmement par la suite.

Mais le Viêtnam n’en a pas moins fini en humiliation pour les Américains.

Kissinger, un érudit qui avait tout lu et connaissait chaque recoin du monde, a gardé jusqu’à la fin cette aura de génie de la science politique et de la diplomatie, y compris chez les démocrates. Hillary Clinton le considérait comme un « ami » et il a dit d’elle qu’elle a été la meilleure secrétaire d’État. Obama lui a aussi rendu hommage, en particulier pour avoir eu l’audace de rencontrer en secret les dirigeants chinois afin d’amorcer une relation sino-américaine. Le rapprochement des deux pays, qui venait brouiller un peu l’identité du « bloc communiste », a été un tournant historique dans les relations internationales.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Poignée de main entre le leader chinois Mao Zedong et le secrétaire d’État Henry Kissinger à Pékin, en 1973

Mais le jour de sa mort, l’ambassadeur d’Argentine aux États-Unis a rappelé l’autre face de l’homme. Il a écrit sur X que l’éclat de son intelligence historique « ne parviendra jamais à dissimuler sa profonde bassesse morale ».

Kissinger a en effet soutenu le coup d’État argentin de 1976, qui a mis l’armée au pouvoir et entraîné l’assassinat et la disparition de 30 000 personnes.

Quand Salvador Allende est devenu président du Chili en 1970, s’appuyant en partie sur les communistes, Kissinger a dit : « Je ne vois pas pourquoi nous resterions à ne rien faire et à regarder un pays devenir communiste à cause de l’irresponsabilité de son peuple. » On sait maintenant qu’il a orchestré le coup d’État militaire et la prise du pouvoir d’Augusto Pinochet, en 1973, qui a mené à des assassinats politiques en masse.

Aucun homme, sans doute, n’a exercé une telle influence sur la politique internationale des États-Unis depuis 50 ans, d’autant qu’il a été en poste au moment où le pays était au sommet de sa puissance. On n’exagère pas en disant qu’à lui seul, il a contribué à façonner l’état actuel du monde.

Son ombre plane encore.

Il est à lui seul l’inspiration des stratégies politiques parfois cruelles qui ont nourri la détestation des États-Unis dans plusieurs parties du monde, encore à ce jour.

Est-ce que les choses auraient été si différentes à Washington sans Kissinger ?

Raymond Aron, dans ses mémoires, écrit que la politique de Kissinger, sauf le rapprochement avec la Chine, n’était que la continuité de la politique américaine depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais l’homme se démarquait tellement par sa stature intellectuelle que cette « éminence grise […] attirait sur lui toute la lumière et rejetait dans l’ombre » le président. Aron écrit en 1982 que Kissinger l’estime « ou, si l’on préfère, il n’étend pas jusqu’à moi la conscience de sa supériorité intellectuelle dont il tend à accabler, dit-on, le commun des mortels ».

L’intellectuel français, qui n’a pourtant pas cultivé l’image d’une âme sensible, écrit qu’il n’aurait pas pu remplir ce genre de fonctions. « C’est une chose d’admettre dans l’abstrait le recours aux armes », ou de jouer avec des blocs stratégiques en théorie… c’en est une autre d’envoyer des gens à la mort.

Pour Kissinger, ça n’a jamais été un problème.