Il y a de la fumée au-dessus la bande Gaza. On verra plus tard s’il y a véritablement le feu. En attendant, Israël doit prendre des mesures immédiates pour prévenir l’incendie et éteindre ce qui ressemble à des flammes.

C’est ainsi qu’on pourrait résumer en quelques lignes la décision que la Cour internationale de justice (CIJ) a rendue vendredi à La Haye dans l’affaire qui oppose l’Afrique du Sud à Israël. Le pays de Nelson Mandela affirme que l’État hébreu est en train de commettre un génocide contre les Palestiniens de la bande de Gaza. Israël dit quant à lui que les accusations sont non seulement « sans fondement », mais aussi « fausses et scandaleuses ».

La Cour, elle, qui rendait sa première décision dans cette affaire depuis qu’elle en a été saisie le 29 décembre, ne conclut pas pour l’instant que le pire des crimes contre l’humanité est perpétré en ce moment dans l’enclave palestinienne. Ce n’était pas la question qu’elle avait entre les mains. Ça viendra plus tard. Dans le passé, le même tribunal a mis jusqu’à dix ans pour trancher sur le fond dans une question de génocide en Bosnie-Herzégovine. Il ne faut pas retenir son souffle.

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La Cour internationale de justice a rendu vendredi sa première décision dans l’affaire opposant l’Afrique du Sud à Israël.

Non, les questions auxquelles la Cour a répondu vendredi étaient d’un autre ordre, mais elles ne sont pas moins importantes. Après avoir déterminé que la CIJ était habilitée à entendre la cause mise de l’avant par l’Afrique du Sud, le panel de 17 juges s’est demandé s’il était « plausible » que les droits protégés par la Convention sur les génocides puissent être évoqués et s’il y avait lieu de prendre des « mesures conservatoires » si un « préjudice irréparable » risque d’être causé à ces droits.

La formulation juridique est un peu indigeste, mais on pourrait le traduire ainsi : y a-t-il lieu d’être assez inquiet des actions d’acteurs israéliens à l’égard des Palestiniens dans la bande de Gaza pour dicter des protections immédiates afin de prévenir qu’un génocide soit commis ? À ces questions, la grande majorité des juges ont répondu oui et ont prescrit six « mesures conservatoires » pour sommer Israël de revoir ses opérations militaires dans Gaza dès maintenant.

La Cour demande notamment à Israël de s’assurer de prendre tous les moyens nécessaires pour empêcher que tout acte génocidaire soit commis dans la bande de Gaza, pour « prévenir et punir » l’incitation publique au génocide, pour permettre que les services de base soient rétablis et que l’aide humanitaire arrive à bon port ainsi que pour protéger les éléments de preuve qui pourraient servir dans un procès pour génocide. Elle enjoint aussi à l’État israélien de fournir un rapport sur l’ensemble des précautions adoptées d’ici un mois.

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De jeunes Palestiniens se réchauffent autour d’un feu dans un camp de déplacés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza.

La Cour s’adresse aussi au Hamas et ordonne au mouvement islamiste, qui est aux commandes de la bande de Gaza, de libérer immédiatement et sans condition tous les otages.

Ces directives sont contraignantes, et ce, même si la Cour n’a pas de police ni de forces armées pour les faire respecter.

Les plus fervents supporters de la démarche sud-africaine espéraient que la Cour allait ordonner un cessez-le-feu comme elle l’a fait à l’endroit de la Russie il y a à peine un an dans une cause comparable opposant l’immense pays nordique à l’Ukraine.

Cette fois, la Cour ne va pas jusque-là, mais elle s’en approche un peu. Par la bande. On voit difficilement comment les services aux citoyens pourraient être rétablis et l’aide acheminée à la population gazaouie sans l’arrêt des bombardements et sans de grandes modifications dans le modus operandi de l’armée israélienne. Voire sans la levée du « siège complet » imposé à toute la bande de Gaza.

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Une femme soigne un blessé à l’hôpital al-Shifa, à Gaza.

La réaction du gouvernement israélien a été une rebuffade vendredi après l’annonce de la décision par la juge en chef de la CIJ, l’Américaine Joan Donoghue.

Le ministre de la Défense Yoav Gallant a affirmé qu’Israël n’avait pas « besoin de leçons sur la moralité afin de distinguer entre les terroristes et la population civile de Gaza ». Ironiquement, dans sa décision, la Cour a relevé une citation « déshumanisante » dans laquelle le même ministre, en affirmant combattre « des animaux humains », mélangeait allégrement les combattants du Hamas et l’ensemble de la population de Gaza.

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Hommages aux Israéliens tué ou enlevés par le Hamas, sur le site du festival de musique attaqué le 7 octobre, près du kibboutz de Réïm

Il est clair que cet arrêt du plus haut tribunal des Nations unies, qui tombe la veille de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, est difficile à avaler en Israël. La colère suscitée par les attaques barbares du Hamas le 7 octobre, qui ont fait 1200 morts, a laissé de profondes marques dans toutes les couches de la société israélienne et créé d’importants angles morts sur la réponse israélienne.

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À Tel-Aviv, un homme passe devant les photos de personnes prises en otage par le Hamas lors de l’attaque du 7 octobre.

Cette réplique militaire sans précédent, accompagnée d’énoncés incendiaires de hauts dirigeants israéliens, a fait des dizaines de milliers de morts et de blessés, selon les rapports des autorités sanitaires de Gaza. Elle a obligé plus d’un million de civils, déjà privés de l’essentiel, à fuir leur domicile sans avoir d’endroit sûr où se mettre à l’abri. Et tout ça pendant que la majorité des infrastructures de l’enclave – y compris les hôpitaux – sont détruites ou abîmées. Les Nations unies estiment aujourd’hui que plus de 90 % des Gazaouis sont menacés de famine.

Que change la décision de la Cour internationale dans tout ça ? C’est un coup de semonce dans le ciel du droit international. Pour mettre en garde tant Israël que ses plus proches alliés. Ça inclut le Canada.

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De la fumée s’élève au-dessus de Rafah après une frappe israélienne.

« Le Canada reçoit un avertissement selon lequel il est possible qu’Israël soit en train de commettre un génocide, m’a dit Marina Sharpe, professeure de droit international au Collège militaire de Saint-Jean. Tous les pays qui sont signataires de la Convention sur le génocide doivent prévenir et punir le génocide. Cette décision restreint les possibilités de soutien à Israël », affirme-t-elle, ajoutant que les pays qui feront la sourde oreille pourraient eux-mêmes s’exposer à des procédures judiciaires.

En d’autres termes, pour le moment, on ne sait pas hors de tout doute s’il y a le feu dans la bande de Gaza, mais on est obligé de prendre la fumée très au sérieux.