De 1949 à 1989, les Soviétiques ont fait exploser 456 bombes nucléaires dans le «Polygone», un territoire environ grand comme les Laurentides, situé dans l'est du Kazakhstan. Le site est fermé depuis 1991. Les radiations, elles, continuent d'affecter la population, sacrifiée au nom de la suprématie soviétique dans la course aux armements durant la Guerre froide.

Adil n'a pas de cerveau, mais une grosse tête. Si grosse qu'il n'a jamais pu la lever de son oreiller depuis son arrivée sur terre il y a deux ans. «En termes médicaux, on appelle ça une hydrocéphalie. Mais habituellement, on dit simplement tête d'eau», explique la neuropathologiste Symbat Abdikarimova, en caressant la mince chevelure de son patient.

 

«Il peut respirer et manger, et son coeur bat puisqu'il a une moelle épinière.» Mais Adil ne pourra jamais parler ni penser.

Ils sont 10 comme Adil à la Maison de l'enfant de Semeï (ex-Semipalatinsk) abandonnés à la naissance par leurs parents en raison d'un handicap physique ou mental lourd. Trisomie, difformité ou absence de membres, paralysie cérébrale, autisme aigu. La liste est longue.

«On ne peut pas dire à 100% que le Polygone est directement la cause de toutes ces maladies, mais il a certainement eu une influence», estime Erbol Ibraïmovm, le directeur de l'orphelinat.

Pire que Tchernobyl

En 2002, une étude britannique a prouvé que les mutations génétiques étaient deux fois plus nombreuses dans l'est du Kazakhstan que dans les autres régions. Le cancer y est la cause principale de décès, alors que ce sont les maladies cardiovasculaires qui tuent le plus dans le reste du pays.

Selon les estimations, les radiations libérées durant les 40 ans d'activité du plus important site nucléaire soviétique seraient des centaines de fois supérieures à celles de l'accident de 1986 à la centrale de Tchernobyl, en Ukraine. Elles auraient causé des problèmes de santé à plus de 1,5 million d'habitants de la région, soit un Kazakh sur 10.

Durant les quatre décennies d'essais, la population locale se doutait bien de ce qui se tramait dans sa cour arrière, malgré le silence des autorités. La terre tremblait jusqu'à une fois par semaine, alors que les steppes kazakhes sont sans antécédent sismique.

Encore aujourd'hui, les résidants restent tout de même plutôt ignorants sur les risques et les façons de se prémunir contre leur ennemi invisible.

Lorsque Tatiana Legouche se rend au marché, elle demande aux vendeurs si les animaux dont provient la viande ont brouté près du Polygone. «Mais les habitants n'ont pas de dosimètre, nous n'avons que nos yeux», reconnaît l'enseignante de 61 ans.

Les barrières qui délimitaient autrefois le site nucléaire ont disparu en plusieurs endroits. Les fermiers peuvent donc sans mal faire paître leur bétail en zone contaminée.

Durant plusieurs années, des téméraires allaient même y ramasser la ferraille laissée par les militaires pour la revendre en ville. «Maintenant, c'est terminé», assure Erjan Sydykbaï, l'hôtelier du petit village d'Abaï, à une centaine de kilomètres du Polygone. «Tout simplement parce que tout le métal a déjà été ramassé!»

Un milliard pour décontaminer

Lorsque le site a été fermé en 1991, à la suite des pressions du Mouvement Nevada-Semipalatinsk, qui a amassé plus de deux millions de signatures en un mois, les dosimètres ont apparu pour la première fois à Abaï. «Il y en avait partout», se souvient Erjan. Dix ans plus tard, il n'en restait plus un seul.

«Nous avions un taux élevé de radiations, évidemment», poursuit sa femme, Goulmira, plus inquiète que son mari. «Les radiations n'ont pas disparu. Ça reste longtemps et je suis certaine qu'il y en a encore chez nous», dit la mère de trois enfants en dégustant son bechbarmak, plat national kazakh à base de mouton.

Selon le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, il faudrait plus d'un milliard de dollars pour décontaminer la région et la remettre sur pied. Au cours des 10 dernières années, l'aide internationale a totalisé moins de 50 millions.

L'autoritaire Nazarbaïev préfère de son côté investir les revenus de la manne pétrolière et gazière dont profite son pays dans la construction de la nouvelle capitale, Astana. Il est lui-même considéré comme l'un des hommes les plus riches du monde, lui qui n'avait pourtant aucune fortune personnelle lors de son arrivée au pouvoir, en 1989.

Le couple Sydykbaï ne se souvient plus exactement de la somme qu'il a obtenue du gouvernement kazakh en 1995 comme compensation pour avoir habité toute sa vie en zone contaminée. Il se souvient toutefois comment il l'a dépensée. «Nous avons pu acheter un chapeau. Et c'est tout!»