Dans un rare élan d'engagement citoyen en Russie, les habitants d'une banlieue moscovite ont fait arrêter la coupe d'une vaste forêt, qui doit laisser passer une autoroute. La détermination des citoyens a suscité l'étonnement et fait naître l'espoir d'une société civile capable de se faire entendre... Notre correspondant est allé à leur rencontre.

«Nous allons rester ici jusqu'à ce qu'ils modifient le tracé!» Le ton assuré, Evguenia Tchirikova, la charismatique leader du Mouvement pour la défense de la forêt de Khimki, s'adresse à sa petite armée de militants en train de casser la croûte autour des six tentes d'un campement.

Les habitants de Khimki, ville-dortoir de 180 000 habitants, sont en guerre depuis quelques années. Leurs ennemis: l'Agence fédérale des routes (Rosavtodor), responsable du projet, et la firme française Vinci, mandatée pour construire le premier tronçon de l'autoroute à péage Moscou-Saint-Pétersbourg. Selon le tracé actuel, l'autoroute coupera en deux les 1000 hectares de la luxuriante forêt de Khimki, menaçant l'écosystème de ce poumon de la capitale.

Jusqu'ici, l'histoire des habitants de Khimki ressemble à des milliers de mobilisations citoyennes. La différence est que cette opération se déroule en Russie, où une telle opposition au pouvoir est assez rare. Pour cause.

La détermination des habitants de Khimki a déjà coûté cher à l'un d'entre eux. En novembre 2008, le journaliste local Mikhaïl Beketov, qui appuyait Evguenia Tchirikova et sa bande, a été trouvé près de sa maison, baignant dans son sang depuis plusieurs heures. Il a survécu, mais il a fallu lui amputer une jambe et plusieurs doigts gelés. Il conserve des séquelles importantes au cerveau et ne peut prononcer que quelques mots. On n'a jamais su qui l'avait agressé, mais ses amis accusent à mots couverts le maire de leur ville d'avoir voulu le faire taire.

Malgré les menaces, Evguenia Tchirikova, qui s'est installée à Khimki justement pour fuir la pollution du centre-ville, n'a jamais baissé les bras.

«Nous sommes pour l'autoroute, mais on ne veut pas qu'elle tue le poumon de la ville, explique-t-elle. Nous ne nous battons pas que pour nous-mêmes, mais pour tous les Moscovites.» Moscou est l'une des rares capitales au monde encore entourées d'une luxuriante ceinture verte.

En face du campement, des billots de bois sont cordés devant sept hectares dénudés où de grands chênes se dressaient encore il y a quelques jours. Il y a deux semaines, un membre du mouvement a remarqué par hasard une affiche qui disait «Attention, coupe forestière», près de l'aéroport Cheremetyevo. À l'arrivée des militants sur les lieux, les travailleurs migrants qui abattaient les arbres ont refusé de montrer leurs papiers et ont pris la fuite.

Une trentaine d'habitants de Khimki et autres militants écologistes se sont donc relayés jour et nuit dans le campement improvisé pour empêcher la reprise des travaux. Les journalistes russes, même ceux des médias officiels, suivent l'affaire avec intérêt.

Soupçons de corruption

Pendant plus d'une semaine, Rosavtodor s'est contentée de déclarer que la coupe était légale, sans faire appel aux autorités policières pour tenter de déloger les militants.

Dans un communiqué, l'agence a expliqué qu'elle n'a pas besoin de permis particulier pour la coupe puisque, en novembre dernier, le gouvernement russe a transformé 144 hectares de la forêt protégée de Khimki en terres exploitables.

Vrai. Mais c'est justement ce changement de zonage que les militants contestent. Appuyés par Transparency International, ils assurent que le processus laissait place à la corruption. Selon la loi russe, on ne peut exploiter une aire protégée si une autre option est possible. Les militants ont proposé un autre tracé, qui aurait limité les impacts sur la forêt, mais les autorités le jugent trop cher.

Même l'opposition libérale ne croyait pas vraiment aux chances des citoyens de Khimki de faire cesser les travaux. Sur son blogue, Vladimir Milov, ancien vice-ministre de l'Énergie devenu l'un des leaders du mouvement d'opposition Solidarnost, a reconnu qu'il avait longtemps douté de leur réussite. «S'ils réussissent à interrompre définitivement cette coupe illégale, ce sera une grande victoire sur l'arbitraire du pouvoir.»

Vers 5h du matin vendredi, une cinquantaine de jeunes cagoulés ont envahi le campement et ont tabassé les militants. À l'arrivée des policiers, les assaillants avaient déjà pris la fuite et les agents ont arrêté... les écologistes, pour avoir illégalement allumé des feux de camp et essayé d'empêcher leur départ en se couchant devant leurs voitures.

En fin de journée, la coupe de bois avait repris.

Mais Evguenia Tchirikova et sa bande n'avaient pas dit leur dernier mot. Hier, ils étaient de retour dans la forêt, encore plus forts, accompagnés d'un député et du légendaire musicien rock d'opposition Iouri Chevtchouk. Et encore une fois, la coupe était interrompue.