Thérèse Mendy en a long à dire sur le sujet de la polygamie. Et elle parle en connaissance de cause, elle qui l'a vécue comme enfant avant de la combattre bec et ongles comme adulte.

«Pour moi, c'est une forme d'esclavage moderne», souligne en entrevue à La Presse cette femme originaire de Guinée-Bissau.

 

La femme de 55 ans a immigré en France au milieu des années 70 avec l'aide de son conjoint, peintre en bâtiment plus âgé issu du même village, auquel elle a été mariée contre son gré.

Le couple a eu cinq enfants avant que les choses prennent une tournure inattendue dans les années 90. Mme Mendy apprend par hasard de l'un de ses oncles que son mari a pris une seconde femme en Guinée-Bissau et lui a fait un enfant. Et qu'il souhaite les faire venir en France.

«J'étais furieuse, furieuse, furieuse. Je suis restée deux jours sans rien dire avant de confronter mon mari», relate-t-elle.

L'homme a commencé par nier les faits. «Il m'a finalement dit que c'était normal, qu'il avait le droit de prendre d'autres femmes en faisant notamment valoir que mon propre père était polygame», note Mme Mendy.

L'expérience l'avait déjà convaincue qu'elle ne vivrait jamais dans une famille polygame. «La seconde femme de mon père m'a prise et m'a élevée. C'est souvent comme ça que ça se passe. Mais elle ne m'aimait pas, elle était jalouse et me forçait à travailler pour que je manque l'école. Je me suis dit que quand je prendrais un mari, il n'y aurait pas de coépouse», relate-t-elle.

Le couple s'est entredéchiré sur la possibilité de faire venir en France la seconde femme, un geste qui serait illégal.

«Tous les jours, c'était la bagarre. Je suis devenue comme une tigresse», affirme Mme Mendy. Elle préférera finalement divorcer malgré les pressions de ses parents qui lui demandent de céder aux désirs de son mari.

Ampleur incertaine

Mme Mendy a pu compter, pour se tirer d'affaire, sur l'aide de Jean-Marie Ballo. Cet athlète d'origine malienne a fondé aux Ulis, dans l'Essonne, au sud-ouest de Paris, une association qui a aidé plusieurs femmes polygames à «décohabiter» en se trouvant un appartement et en devenant autonomes professionnellement et financièrement.

«La première fois qu'on m'a sollicité, c'était en 1996, pour une famille polygame vivant dans un appartement d'environ 80 mètres carrés où vivaient 27 personnes. C'était pire que le quart-monde», souligne M. Ballo, qui a lui-même vécu dans un ménage polygame quand il était enfant.

Alors que chaque épouse en Afrique dispose traditionnellement d'une «case» distincte lui assurant un minimum d'intimité, les familles polygames reconstituées en France se sont retrouvées confinées dans des appartements trop petits, dit-il. L'impact sur femmes et enfants a été «dévastateur», juge M. Ballo, qui se félicite du fait que le phénomène de la polygamie a pratiquement disparu des Ulis.

La France a longtemps accepté le regroupement familial d'immigrants polygames et de leurs cofemmes et enfants, jusqu'à ce le gouvernement vire capot en 1993 et interdise cette pratique en imposant aux familles déjà établies dans le pays de revenir à une organisation «normale» ou de perdre leur titre de séjour.

Colette Bodin, de l'association Afriques Partenaires Services, note que l'idée en vogue avant l'adoption de cet interdit était qu'il fallait «respecter les cultures des autres».

«Mais on n'a pas le droit de laisser perpétuer un mode de vie qui détruit les enfants», souligne Mme Bodin, qui a vu plusieurs de ces jeunes sombrer dans la délinquance.

La loi de 1993, se souvient-elle, a eu des conséquences importantes puisque des familles complètes ont dû quitter le territoire après avoir perdu leur titre de séjour. Les associations ont fait pression pour obtenir un assouplissement de la loi de manière à éviter que femmes et enfants soient contraints de partir, en mettant plutôt l'accent sur la décohabitation.

L'approche a donné de bons résultats, juge l'intervenante.

L'ampleur actuelle du phénomène en France est matière à controverse parmi les spécialistes, faute de données fiables. Les médias situent souvent le nombre de familles polygames au pays entre 16 000 et 20 000 en citant un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme datant de 2006, mais le chiffre est lui-même basé sur des données plus anciennes et des projections incertaines.

Bocuse et Mitterrand, polygames?

La question a récemment été ramenée sous les projecteurs dans le pays par le cas de Lies Hebbadj, épicier de Nantes dont l'une des «compagnes» s'est plainte d'avoir reçu une contravention pour conduite avec port du voile intégral.

Le ministre de l'Intérieur, Brice Hortefeux, a réagi en accusant publiquement M. Hebbadj de pratiquer la polygamie et de frauder l'État en récupérant les allocations familiales réclamées par ses compagnes. Il a ensuite évoqué la possibilité de retirer la nationalité française aux personnes coupables de polygamie, une idée qui n'a pas été retenue.

Certains observateurs ont ironisé sur le sort qui attendait le grand chef français Paul Bocuse sous prétexte qu'il admet fréquenter trois femmes depuis plusieurs années. «On veut bien des maris infidèles, des coureurs de jupons, des amants, oui, mais pas de polygames. Pas de ça, chez nous», a ironisé un blogueur sur le site du Post.

Selon Isabelle Gillette-Faye, sociologue spécialiste des violences faites aux femmes, le cas de M. Hebbadj ne constitue pas un cas de polygamie au sens de la loi française puisque l'homme n'a pas multiplié les mariages civils.

Lies Hebbadj s'est défendu des accusations publiques du ministre en disant que beaucoup de Français risquent de se voir retirer leur nationalité si le fait d'avoir des «maîtresses» devient passible de sanction.

Thérèse Mendy dit connaître plusieurs immigrants d'origine africaine qui «sont devenus fous» lorsqu'ils ont appris que l'ex-président François Mitterrand avait eu une fille en cachette.

«Il y en a qui ont ramené au pays leur deuxième femme, d'autres qui en ont pris une troisième. Ils se sont dit qu'on cherchait à leur imposer des restrictions auxquelles le président lui-même ne se conformait pas... Je pense qu'il aurait dû donner l'exemple», souligne-t-elle.

Jean-Marie Ballo pense que le parallèle entre polygamie et adultère ne tient pas la route puisque la première place femmes et enfants dans une position de dépendance et de précarité intenable où ils sont «broyés et écrasés».

Il s'emporte aujourd'hui à l'idée que le Canada puisse se montrer plus tolérant envers la polygamie.

«Vous êtes en train de vous faire avoir par le relativisme culturel, qui est une catastrophe pour les sociétés occidentales... Ça mène tout droit à l'exploitation de la femme», prévient M. Ballo.