J'ai été nommée chroniqueuse à La Presse un certain 10 septembre 2001. Le 11, bien malgré moi, je suis devenue chroniqueuse arabe.

Je n'ai jamais voulu de cette étiquette. «Pas envie d'être arabe.» C'était le titre de ma première chronique. Non pas qu'il y ait dans mes origines quoi que ce soit de honteux. C'est juste que l'idée de me retrouver dans le camp des suspects, aux côtés de millions de gens pas plus suspects que moi, ne m'intéressait pas.

Jusque-là, jusqu'au 10 septembre 2001, le racisme m'était une chose étrangère. Je suis née et j'ai grandi à Montréal, entourée de gens qui avaient des noms souvent bien plus exotiques que le mien. Mon père, qui a déposé ses valises au Québec en 1967, m'a toujours dit que nous étions «citoyens du monde». Longtemps, je n'ai même pas su que j'étais une «minorité visible». Le pire qui m'était arrivé, c'était de me faire traiter de chameau et d'en rire. Mais voilà que, du jour au lendemain, dans un univers médiatique post 11-Septembre beaucoup plus homogène que ne l'est la société, j'étais devenue sans le savoir une sorte de porte-parole arabe par défaut. Que je le veuille ou non, ma parole individuelle était nécessairement lue par plusieurs comme une parole collective. Je n'étais pas assez arabe pour certains. Je l'étais trop pour d'autres. Coupable par association.

Le 11-Septembre n'a pas fait de moi une victime. Avoir une tribune où l'on peut défendre ses idées est un luxe que les victimes n'ont pas. La tragédie a plutôt fait de moi un témoin privilégié, à cheval entre deux mondes. En 10 ans, mon courrier est devenu un observatoire fascinant, souvent troublant. J'y ai observé la xénophobie de très près comme d'autres observent les punaises de lit. Régulièrement, depuis septembre 2001, des lecteurs me somment de retourner dans «mon pays». Ce qui est plutôt embêtant quand on vient d'une contrée exotique nommée Cartierville.

J'ai toujours été allergique au communautarisme. Je n'ai jamais prétendu parler au nom d'une communauté. Et quand bien même j'aurais voulu le faire... Quand on me dit: «Vous, dans votre pays...», je ne sais pas de quel pays on parle. Il règne un tel désordre dans mes racines que tout le monde s'y perd, moi la première. Je suis un peu syrienne et un peu libanaise, même si, officiellement, ces deux peuples-là se détestent. Un peu sénégalaise, un peu française. Un peu arménienne, même si je ne parle pas un traître mot d'arménien. D'origine chrétienne, même si on me croit musulmane. De langue maternelle arabe, même si je parle l'arabe avec un accent québécois. Gaspésienne par alliance, montréalaise dans l'âme.

De mon observatoire, depuis 10 ans, j'ai vu et lu beaucoup d'ouverture, de mains tendues et de curiosité. Mais j'ai aussi vu, à mon grand désarroi, que le fait de cracher son mépris pour l'Arabe et le musulman devenait au fil du temps socialement acceptable. Au plus fort de la crise des «accommodements raisonnables», nourrie de populisme et de paranoïa post 11-Septembre, les messages racistes faisaient partie de mon quotidien. Au début, j'en étais bouleversée. Avec le temps, je me suis habituée. J'envoie le tout directement à la poubelle. Pas de temps à perdre avec ces ignorants.

L'ennui, c'est qu'ils ne sont pas toujours ignorants. C'est peut-être ce qui m'a le plus troublée depuis 10 ans. Ces messages qui suintent le racisme, venus de gens visiblement instruits. Cette haine qui n'a pas l'excuse de l'ignorance et qui se drape même de vertu. Le racisme sans faute d'orthographe me semble la pire forme qui soit.

En 10 ans, j'ai finalement appris que, peu importe qui l'on est vraiment, il est difficile d'échapper à ce que les autres voient en soi. Les clichés ont la vie dure. Très souvent, à la simple lecture de mon nom, on me prête des idées, des intentions ou encore des origines qui ne sont pas les miennes. «Vous êtes d'origine grecque!», a un jour insisté, en ondes, un animateur de radio de Québec. Je venais de lui dire que non. Il a insisté sans malveillance, mais avec une assurance qui laissait pantois. J'ai presque eu envie de céder. Bon, O.K., si vous insistez, juste pour aujourd'hui, je suis une chroniqueuse grecque. Depuis le temps que je rêve d'aller en Grèce...  Ça me changera de Cartierville.