Le Caire avait des airs de guerre civile, hier. Au petit matin, des coups de feu ont retenti, place Al-Tahrir. Les affrontements entre opposants et partisans de Hosni Moubarak, tournant inquiétant dans la crise égyptienne, se sont poursuivis jusqu'à l'aube. Bilan provisoire: 5 morts, 639 blessés; des journalistes agressés et arrêtés. Hier, les pro-régime ont chargé la foule, montés sur des chevaux ou des chameaux. Mais ils ont été repoussés. D'autres ont lancé des bombes incendiaires du haut d'édifices. En soirée, le vice-président Omar Souleimane a appelé les manifestants à rentrer chez eux. En vain. Le dialogue proposé à l'opposition ne peut commencer avant l'arrêt des manifestations, a-t-il martelé. Un rassemblement massif, baptisé «le vendredi du départ», est prévu demain.

Le chaos, la panique. Hier, Le Caire a basculé. Des affrontements violents ont opposé les deux camps: ceux qui soutiennent le président Moubarak et ceux qui exigent son départ immédiat.

La bataille a été sanglante. Elle s'est déroulée place Al-Tahrir, centre des manifestations monstres qui ont fait vaciller le pouvoir du président Moubarak.

Les pro-Moubarak étaient armés -bâtons, cocktails Molotov, couteaux, pierres. Les opposants, eux, étaient là, comme chaque matin depuis une semaine, sans pierre, ni couteau, ni bâton. Ils ont été pris de court par la violence inouïe du camp Moubarak.

Tout a commencé doucement. Hier matin, Le Caire avait un drôle d'air. Des dizaines de voitures sillonnaient les rues en klaxonnant. Les gens criaient: «Yes Moubarak!»

«Yes Moubarak! We love Moubarak! Fuck Obama!»

Tout le monde se posait la même question: mais d'où sortent-ils, ces partisans? Pendant la vague de manifestations qui a déferlé sur Le Caire, personne n'en a vu un seul. Hier, ils étaient partout.

Plus la journée avançait, plus les esprits s'échauffaient, et plus les supporters de Moubarak étaient nombreux. Ils se promenaient en plein milieu de la rue par groupes de 50, bloquant la circulation, scandant des slogans, agitant des drapeaux. «Yes Moubarak! Yes!»

Ils étaient galvanisés par le discours que le président avait prononcé la veille, à 23h. Il a déclaré qu'il ne se présenterait pas aux élections de septembre, mais qu'il restait en poste pour assurer la transition. C'est cette déclaration qui a mis le feu aux poudres. Pour ses partisans, Moubarak est un héros. Comment les opposants ont-ils osé humilier ce «père» qui règne sur la nation depuis 30 ans?

Les partisans de Moubarak ont convergé vers la place Al-Tahrir. La tension était palpable, l'atmosphère explosive. Assis sur le tronc d'un arbre, un homme pleurait, tête penchée. Il tenait ses lunettes dans ses mains. «Vous avez détruit tous nos efforts, a-t-il crié aux partisans de Moubarak. Vous avez tout foutu en l'air!»

Sur la place, la foule était dense, agitée, survoltée. Contraste saisissant avec l'atmosphère festive de la veille. Le vent venait de tourner, l'heure n'était plus aux manifestations pacifiques.

Lorsque j'ai posé une question à un partisan de Moubarak, il a postillonné sa réponse et tapé sur mon calepin pour que je note sa réponse fidèlement: «Moubarak doit rester! Ce n'est pas Obama qui va décider! a dit Yasser Habib. Compris?»

Les Américains ont exercé des pressions sur Moubarak pour qu'il renonce à demander un sixième mandat. Ses partisans ne l'ont pas digéré. Les Occidentaux n'avaient pas la cote, hier, place Al-Tahrir. Les journalistes non plus. Des caméramans ont été attaqués.

Des rumeurs folles couraient: Moubarak a libéré des prisonniers pour qu'ils manifestent. Vrai? Faux? Impossible de vérifier.

Combien y avait-il d'agents provocateurs? Qui les a armés? Qui les a payés? Qui a voulu faire déraper la révolution? Combien de manifestants sincères voulaient témoigner en faveur de leur vieux président?

Abdel Rafei Moussa, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire, croit que le gouvernement est complice: «Ce sont des groupuscules armés, très organisés et manipulés par des pro-Moubarak, a-t-il soutenu. Si les partisans de Moubarak veulent manifester, qu'ils le fassent, mais qu'ils n'attaquent pas les autres. C'est inacceptable. Quand je pense que l'armée n'a même pas bougé!»

Pourquoi le pouvoir a-t-il organisé cette contre-manifestation? «Pour faire passer un message aux étrangers: la population appuie Moubarak.»

«Moubarak joue avec le feu, il veut rester jusqu'au bout, affirme un autre politologue, Safwat Hatem. Je n'ai jamais vu des manifestations aussi violentes.»

Safwat Hatem regardait les images à la télévision pendant qu'il répondait à mes questions. Il était bouleversé. Qui sont ces pro-Moubarak? «Des agents du gouvernement et des hommes d'affaires corrompus, a-t-il répondu. Ils sont payés par Moubarak. Où se sont-ils procuré leurs bâtons et leurs couteaux? Des hommes armés face à des manifestants pacifistes... Je crains un bain de sang.»

J'ai grimpé sur un conteneur pour mieux voir la foule. La vue était renversante. À gauche, les partisans de Moubarak; à droite, les opposants. Un frisson guerrier parcourait la foule, les drapeaux s'agitaient, les poings étaient levés, prêts à frapper, la rumeur était assourdissante. Ils étaient 100 000, 200 000 peut-être? Et il n'était que 14h30.

Puis le vent a brusquement tourné. Les deux camps se sont rejoints au milieu de la place, la bousculade a commencé et la foule a paniqué. Les gens se sont mis à courir dans tous les sens pour se mettre à l'abri des pierres et des coups de bâton, une course folle, compacte, extrême. Il n'y avait pas un centimètre carré de libre. Mon traducteur m'a prise par la main et il m'a tirée, tirée et tirée.

Et c'est là, après cette course échevelée, que la bagarre, la vraie, la sale bagarre a commencé. Bilan provisoire: 600 blessés, 3 morts, 4 journalistes agressés et arrêtés.

Hier, la place Al-Tahrir avait des airs de guerre civile. Comment tout cela va-t-il finir? Le Caire va-t-il se réveiller ce matin avec un gigantesque mal de tête ou quelque chose de plus profond est-il en train de pourrir?

Les politologues sont pessimistes. Safwat Hatem broie du noir: «On vit un scénario de panique totale, de chaos. Qui en profite? Les gens vont se dire: «Nous avons le choix entre Moubarak et le chaos.» Que vont-ils choisir? Est-ce que l'Égypte va basculer dans la guerre civile?»

«Si Moubarak part demain matin, le pays peut sombrer, comme l'Irak, croit Abdel Rafei Moussa. Il faut préparer la transition, et Moubarak doit laisser cette tâche à son vice-président. C'est un homme bien.»

Pendant que les spécialistes se penchent sur le sort de leur pays et que la place Al-Tahrir flambe, Le Caire retient son souffle et ses habitants endurent: banques fermées, interminables files aux guichets automatiques, magasins cadenassés. Combien de temps la ville pourra-t-elle soutenir ce rythme?

michele.ouimet@lapresse.ca