Pour la deuxième journée, Le Caire a flirté avec la guerre civile. La ville de 20 millions d'habitants est le théâtre de violents heurts entre pro et anti-Moubarak. Chassés de la place Tahrir, les journalistes sont ciblés par les partisans du régime. Aujourd'hui, un défilé géant se prépare, après la prière. La journée s'annonce sanglante. Et Hosni Moubarak ? Le président s'est dit prêt à démissionner, hier, en entrevue à ABC. S'il garde les rênes du pouvoir, c'est pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos...

Le Caire abandonné, livré à lui-même. La police est absente. Pas l'ombre d'un policier dans les rues de la ville. Il ne reste que l'armée. Elle ne lève pas le petit doigt pour aider les Égyptiens qui se font massacrer ou battre par une foule en colère. Le Far West.

Le Caire, une ville de 20 millions d'habitants, sens dessus dessous depuis 10 jours. Opposants et partisans de Moubarak se battent à coups de bâtons, de couteaux et de cocktails Molotov. Le terrain des opérations: la place Tahrir, où des rassemblements monstres se déroulent depuis le 25 janvier. Moubarak doit partir immédiatement, exigent les opposants; Moubarak est un héros, il doit rester, crient ses partisans.

Plus le temps passe, plus les combats sont féroces. Les deux clans s'affrontent depuis mercredi et empêchent Le Caire de dormir. Du jamais vu.

De mon hôtel, situé à un jet de pierre de la place Tahrir, j'entends les combats, les cris, les coups de feu.

Le Caire s'enfonce dans une violence aveugle que personne ne stoppe. Les spécialistes n'y comprennent rien: comment leur pays en est-il arrivé là? Que s'est-il passé?

«Où s'en va l'Égypte? demande Minas Khatchou darian, professeur de droit à l'Université d'Alexandrie. Vers la guerre civile? On a tous les mêmes images dans la tête, celles du Liban et de l'Irak. Ça peut durer des années.»

«La guerre civile? Je ne sais pas, il faut attendre pour comprendre, affirme de son côté Alaa Kotb, premier conseiller au conseil d'État responsable de la Constitution. Je regarde les images de mon balcon. Je ne comprends pas. Le Caire est abandonné.»

Depuis deux jours, les manifestants attaquent les journalistes. Impossible de marcher dans la rue sans se faire intimider, arrêter ou battre. La traque aux journalistes est ouverte et bat son plein.

Hier matin, vers 11h, j'ai quitté mon hôtel avec mon traducteur et sa femme. J'avais couvert mes cheveux d'un voile noir. Nous sommes partis à pied, osant à peine regarder les bandes de jeunes qui traînaient dans les rues. Des jeunes armés. Des armes de fortune: des bâtons, des épées, des couteaux, des machettes. J'avais l'impression qu'ils avaient fouillé dans le fond de leurs placards pour dénicher toute cette quincaillerie.

Nous marchions sur une bretelle d'autoroute pour essayer de voir la place Tahrir, où se déroulent les combats. J'ai discrètement sorti mon calepin de notes. Deux secondes plus tard, une femme et quelques jeunes nous ont encerclés: «Passport! Passport!» Mon traducteur a essayé de les calmer. Rien à faire. Une étrangère, journaliste en plus... L'aubaine! La femme a sifflé en regardant des jeunes qui se tenaient en bas de la bretelle. Elle les appelait en renfort. Je les ai vus courir vers nous. Je me suis dit: «Oh boy!»

Engueulades, bousculades. Ils nous ont finalement laissés partir, probablement parce que je n'avais pas de caméra.

Nous sommes retournés à l'hôtel. J'ai loué un taxi. Je voulais me rendre à l'hôpital pour parler aux blessés. J'avais sous-estimé l'atmosphère explosive du Caire. Bouchon monstre à l'hôpital. Des jeunes armés de bâtons inspectaient toutes les voitures et examinaient les papiers d'identité. Mais d'où sortaient ces jeunes? Et qui sont-ils? Des bandits? Des criminels qui profitent de la crise pour s'arroger le pouvoir? Ou des pro-Moubarak qui veulent contrôler la ville?

Et que cherchent-ils? Des étrangers? Des journalistes? Des opposants à Moubarak?

«Les prisons ont été ouvertes et les milliers de détenus ont été invités à sortir, raconte le professeur Minas Khatchoudarian. Le pire, c'est qu'on leur a donné une arme. Ils sont sortis avec un fusil dans les mains.»

Personne n'osait protester devant cette fouille abusive. Les Égyptiens tendaient poliment leur carte d'identité. Je me suis écrasée dans le siège arrière, j'ai replacé mon voile et j'ai tendu mon permis de conduire. Le jeune l'a regardé distraitement, puis il a levé l'essuie-glace de l'auto, signe qu'on avait passé l'inspection. Nous avons longé l'hôpital, puis nous avons fait demi-tour. Trop dangereux, trop d'agressivité dans l'air.

Nous avons traversé plusieurs quartiers, Giza, Mohandessine, Agouza, Qasr El-Aini, sans oser descendre de la voiture. Impossible de marcher dans la rue, impossible de parler aux gens. Notre chauffeur avait peur. Retour à l'hôtel.

Dans le vaste hall du Hilton, tous les journalistes avaient une histoire à raconter -Français, Allemands, Norvégiens, Américains, Suisses, Belges, Italiens, Britanniques. Intimidés, arrêtés, battus, caméras saisies et images effacées pour éviter qu'elles ne fassent le tour du monde.

Sylvain Castonguay, caméraman de Radio-Canada, a été durement battu mercredi à la place Tahrir. Il était avec Jean-François Lépine. Un homme s'est jeté sur lui. En quelques secondes, une cinquantaine d'émeutiers l'ont entouré. «J'ai reçu un coup de poing au visage et des coups de pied. Les gens criaient Allah Akbar!» Il a été traîné sur plusieurs mètres, puis il a vu un blindé. C'est ce qui lui a sauvé la vie.

Au Hilton, hier, c'était le sauve-qui-peut. Une rumeur tenace disait que les émeutiers allaient envahir l'hôtel et y mettre le feu. L'équipe de CNN est sortie en trombe de l'ascenseur, traînant derrière elle des caisses remplies de matériel. «Vous quittez Le Caire?» ai-je demandé au journaliste vedette Anderson Cooper. Il ne m'a même pas regardée.

L'ambassadeur de la Grèce était dans le hall, le responsable de la sécurité de l'ambassade de l'Allemagne aussi. Ils supervisaient l'évacuation de leurs journalistes.

Pendant que les journalistes plient bagage, les Égyptiens, eux, restent prisonniers de leur ville.

Pendant ces deux jours critiques où Le Caire a flirté avec la guerre civile, les partis politiques sont restés étrangement silencieux. Les Frères musulmans surtout, principale force d'opposition en Égypte. Silence radio.

Aujourd'hui, c'est vendredi, jour de la prière. Il existe des mosquées pro-Moubarak et anti-Moubarak. Les fidèles sortent de la mosquée vers 12h45. La rumeur dit qu'il y aura de grands rassemblements. Rassemblements ou affrontements? Chaque clan veut prendre le contrôle de la rue.

La journée risque d'être longue. Et sanglante.

S Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca

Washington augmente la pression sur Moubarak. L'administration Obama a entrepris des pourparlers avec des responsables égyptiens afin que le président démissionne sur-le-champ, selon The New York Times. D'après ce scénario, l'actuel numéro 2 du régime, Omar Souleimane, prendrait la tête d'un gouvernement de transition avec l'appui de l'armée, jusqu'aux élections de septembre.

La liste de reporters victimes d'exactions et de harcèlement ne cesse de s'allonger. Une répression dénoncée par la communauté internationale.

Les affrontements entre partisans et opposants au président ont fait au moins 8 morts et plus de 890 blessés dans la nuit de mercredi à hier. Selon l'ONU, la première semaine de la contestation lancée le 25 janvier a fait 300 morts.

Les manifestants antigouvernementaux ont appelé les Égyptiens à envahir toutes les places du pays aujourd'hui.

Sources: AFP, The New York Times, AP, BBC.