Dans le centre-ville d'Amman, au coeur d'un dédale de bâtiments grisâtres qui s'étend à perte de vue, il était difficile hier de trouver un seul appareil de télévision montrant autre chose que les développements du jour au Caire.

Dans chaque commerce et café, Al-Jazira ou Al-Arabiya retransmettaient en direct les images des milliers de manifestants rassemblés pour réclamer le départ du président égyptien Hosni Moubarak. Et bien que les résidants de la capitale jordanienne rencontrés durant la journée se montraient généralement loquaces sur cette crise, ils étaient nettement plus circonspects quant à la situation de leur propre pays.

«Printemps arabe» ou pas, la liberté d'expression demeure sévèrement limitée dans le royaume hachémite et la critique politique constitue un exercice périlleux. Aucune attaque contre le roi Abdallah II, arrivé au pouvoir en 1999, n'est autorisée. L'éloge est plutôt de rigueur.

«C'est le plus grand leader de la planète (...) Nous adorons notre roi et nous serions prêts à sacrifier nos âmes pour lui», déclare Younis, un jeune commerçant de 24 ans qui ne croit pas à la possibilité de manifestations à grande échelle en Jordanie.

«Peu importe à quel point les conditions de vie deviennent difficiles, nous avons la religion et l'harmonie ici. Les gens sont unis», souligne-t-il.

Discours prudents

Prenant le contrepied de son discours, plusieurs centaines de personnes ont défilé hier à Amman pour revendiquer des réformes politiques en profondeur en Jordanie tout en prenant garde de ne pas attaquer l'institution monarchique.

Le groupe, qui regroupait des sympathisants du Front d'action islamique, bras politique des Frères musulmans, et des membres d'une formation de gauche, critiquait notamment le nouveau premier ministre, Marouf Bakhit.

La décision de congédier le précédent gouvernement a été prise en début de semaine par le roi, apparemment pour apaiser les tensions populaires, mais elle fait des sceptiques.

«Bakhit a déjà été premier ministre il y a quelques années et il n'a rien changé au système», déplore Mohammed al-Thaher, un militant de gauche.

«On ne voit rien venir pour l'instant sur le terrain... Il n'y a pas de confiance entre le gouvernement et le peuple», relève Raed el-Hadid, un sympathisant du Front d'action islamique venu manifester avec ses deux enfants.

Au total, un millier de personnes ont défilé, sans autorisation, sous le regard de plusieurs policiers qui ne sont pas intervenus. Après avoir crié leurs slogans en faveur de la «réforme» et du «changement», ils ont terminé leur marche devant l'ambassade d'Égypte pour souligner leur solidarité avec le «grand peuple» de ce pays.

Le caractère relativement limité de la manifestation ne refroidit pas trop l'ardeur de Mohammed al-Tharer, qui croit à la possibilité d'une montée en force du mouvement de contestation si rien ne change. «Les jours qui viennent apporteront la réponse à cette question», souligne-t-il.

Les yeux sur l'Égypte

Hanna, qui tient une petite boutique de vêtements au centre-ville, pense que les événements en Égypte découlent de problèmes qui ne s'appliquent pas en Jordanie.

«Il n'y a pas de justice, il y a beaucoup de chômage», souligne-t-il.

Bien qu'il ne craigne pas pour son propre pays, l'homme de 63 ans suit de près la crise au Caire, d'autant plus que sa soeur, mariée à un Palestinien, habite là-bas. «Inch Allah, tout va bien pour elle jusqu'à maintenant», souligne le commerçant. Il est temps que Moubarak parte. Mais je pense qu'il sera difficile à déloger, c'est un militaire.»

L'intérêt local pour le conflit est exacerbé par le fait que des centaines de milliers d'Égyptiens en mal de travail se sont établis au fil des ans en Jordanie.

C'est le cas de Sayed Amad, qui préparait hier des falafels dans une petite cantine située face à la mosquée du centre-ville.

«Si Moubarak s'en va, ce sera le chaos... Ça fait 30 ans qu'il est au pouvoir. Il a bien plus d'expérience que n'importe qui d'autre», souligne-t-il.

Le jeune homme de 24 ans ne pense pas un instant que le scénario peut se répéter en Jordanie. «Non, non, non, la Jordanie est un pays stable», souligne-t-il en faisant osciller sa tête pour appuyer ses propos.

Sameh, qui vend des billets de loterie de l'autre côté de la rue, est aussi pour le maintien de Hosni Moubarak. «Il a fait de bonnes choses pour le peuple», note le jeune immigrant, qui fustige «l'ignorance» des détracteurs du chef d'État égyptien.