Grâce à l'internet et aux médias sociaux, la colère des révolutionnaires arabes devient épidémique en deux clics et trois téléchargements. Appels aux manifestations, échange d'informations, actes de piraterie informatiques, la révolution arabe est aussi virtuelle. Et quand la télé en continue s'en mêle, c'est toute la planète qui a l'impression d'y participer... Vraiment? Si la colère d'un peuple se manifeste aussi par le truchement des nouvelles technologies, le succès d'une révolution dépend toujours d'une recette éprouvée: il faut des révolutionnaires en chair, en os, et dans la rue.

«Ne dites pas qu'il n'y a pas d'espoir. L'espoir disparaît seulement si vous croyez qu'il n'y a plus d'espoir. (...) J'irai manifester le 25 janvier et je dirai: non à la corruption, non à ce régime!»

Le 18 janvier, Asmaa Mahfouz, 26 ans, a osé s'asseoir face à la caméra, les cheveux voilés mais le visage découvert. Dans sa longue tirade diffusée sur YouTube, elle enjoint aux Égyptiens de venir la rejoindre dans la rue pour la manifestation qui allait devenir l'étincelle de la révolte égyptienne. «Si vous restez à la maison, alors c'est que vous méritez ce qui vous arrive!»

Son message a été entendu. Bientôt, beaucoup d'autres internautes égyptiens la suivent en diffusant des photos ou des vidéos d'eux-mêmes tenant une affiche appelant au rassemblement. Sur le réseau de microblogues Twitter, l'étiquette #Jan25 devient épidémique. Et le 25 janvier, ils sont 15 000 dans les rues du Caire, pour la première d'une longue série de manifestations anti-Moubarak. Une semaine plus tard, ils étaient quasiment 100 fois plus nombreux...

Quel rôle?

Révolution internet? Peut-être. La diffusion des messages sur YouTube, Facebook et Twitter a certainement aidé à faire connaître le mouvement révolutionnaire en Égypte et à inspirer d'autres jeunes Arabes à suivre la voie. Un rôle différent, par exemple, des réseaux de télévision qui relaient l'action une fois qu'elle est en marche. «La télé Al-Jazira joue un rôle de témoin, ce que l'on avait toujours attendu de journalistes de toute façon», observe Florian Sauvageau, professeur à l'Université Laval. «Les réseaux sociaux font de l'information et ajoutent quelque chose.»

Mais le rôle de l'internet doit être mis en perspective. Facebook ne suffit pas à faire changer les choses, comme le disait Asmaa Mahfouz elle-même dans son plaidoyer. «Rester à la maison et nous suivre sur Facebook ou à la télé ne fera que contribuer à notre humiliation», insistait-elle, pour inciter ses concitoyens à descendre dans la rue.

«On ne peut avoir de révolution sans révolutionnaires», écrivait l'an dernier dans le Wall Street Journal l'auteur Evgeny Morozov, grand sceptique de la liberté d'expression sur l'internet. «Contrairement à la rhétorique utopiste des amateurs des médias sociaux, l'internet rend souvent le passage de la discussion à l'action plus difficile.»

Engoncés dans des débats interminables, les participants finissent par se diviser et deviennent incapables de mener une action concertée. C'est ce qui s'est passé en Iran avec la révolution verte, observe-t-il.

Bloguer pour changer

À des milliers de kilomètres du Caire, Lara Arjan n'a pas très bien dormi cette semaine. Mais ce n'est pas sans fierté que cette formatrice, du bureau montréalais de Droits et Démocratie, a parcouru les comptes rendus de «ses» blogueurs égyptiens, ceux qui participent au programme de formation parrainé par l'organisation canadienne.

Depuis un an, Droits et Démocraties participe en Égypte à un programme de formation d'écriture sur le web qui permet aux journalistes traditionnels de s'initier à ce nouveau média, et aux blogueurs de perfectionner leurs outils techniques et leurs notions journalistiques. Quelque 120 journalistes et blogueurs ont profité de cette formation unique, pour le moment, dans le monde arabe.

Pour Lara Arjan, il est clair que les blogues participent au changement politique, même si peu de blogueurs sont activistes, dit-elle. Chacun, à sa façon, fait bouger les choses. «Leurs propos ne sont pas banals», dit-elle. Droits des femmes, harcèlement sexuel, chômage, restriction dans la liberté d'expression, brutalité policière... «Des sujets qui ne sont pas traités dans les médias officiels, dit Lara Arjan. Le but est de les emmener sur la place publique.»

Sous haute surveillance

Fort bien, écrit Evgeny Morozov. Sauf que l'ouverture de l'internet profite à tout le monde, insiste-t-il, et pas qu'aux promoteurs de la démocratie. Quand la Toile ne sert pas à diffuser de la propagande extrémiste, elle offre aussi la possibilité de surveiller et collecter des renseignements sur des figures dérangeantes. Sur Twitter, cette semaine, plusieurs internautes ont répété l'importance de ne pas révéler publiquement où ils se trouvent, ou quelle est leur véritable identité.

Lara Arjan admet que la liberté est un concept délicat sur le web. «Mais si les blogueurs ne parlent pas de ce qu'ils vivent comme jeunes Égyptiens sur l'internet, rien ne changera. Il faut avoir un débat pour éviter qu'il n'y ait une explosion. Là, en Égypte, il y a eu une explosion. Et je ne sais pas si on pourra avoir encore un débat.»