Le contraste est saisissant. Boulaq, quartier pauvre du Caire, Zamalek, quartier riche. Ils se font face, de chaque côté du Nil. Seul un pont les sépare. Les riches voient les pauvres, les pauvres voient les riches. Ils sont tous égyptiens. Pourtant, ils ne vivent pas sur la même planète. Sans tomber dans la caricature, les pauvres sont plutôt pour Moubarak, le vieux dictateur à moitié déchu; les riches, eux, le détestent et réclament son départ immédiat.

Boulaq est l'un des plus anciens quartiers du Caire. D'un côté, une autoroute surélevée qui le ceinture comme une longue balafre. De l'autre, des bidonvilles. Entre les deux, des rues étroites où les étrangers ne sont pas les bienvenus.

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Le quartier est bruyant, pollué, les façades des édifices sont noircies. Les gens vivent entassés les uns sur les autres.

Zamalek est situé dans une île. Parcs immenses, jardins, musées, ambassades, villas. Les rues sont larges, les bâtiments propres, les façades colorées. Colorées, mais chic, distinguées. Rien de tapageur.

Boulaq est plutôt béton et asphalte. Dans la rue qui jouxte l'autoroute, des hommes sont assis sur le trottoir à côté de leur échoppe. Ils attendent les clients en buvant un thé trop sucré. Ils discutent révolution et business. Dur pour les affaires, une révolution.

Ils sont trois: deux en faveur de Moubarak, un contre. «Moubarak nous apporte la sécurité et la paix. On veut Moubarak!» dit Emad. La discussion attire les voisins. Que des hommes. Les échanges sont virils, mais cordiaux. D'autres arrivent avec un grand drapeau qu'ils déploient au-dessus de nos têtes en criant: «Yes! Moubarak! Yes!»

Ahmed reste impassible. Il sourit. Il est le seul opposant à Moubarak. «Je ne l'aime pas, il est injuste.»

L'appel du muezzin enterre les voix. La mosquée est à deux pas. C'est l'heure de la prière.

Dans une rue transversale, des hommes vendent des légumes et du pain sur des étals. L'atmosphère est tendue, les étrangers sont mal vus. Les gens nous lancent des regards mauvais. Je suis avec un photographe. Il demande la permission de prendre des photos. Un homme le voit. Il le menace et le pourchasse, prêt à le battre.

Une dame dans la quarantaine, coiffée d'un voile et vêtue d'une robe noire, me dit, en pointant son doigt sous mon nez: «Moubarak est un homme fort. Qui va le remplacer? Hein? Qui? Quelqu'un qui va nous obliger à porter le bikini?»

Plus loin, dans un petit café installé en bordure de la rue, on retrouve la même hostilité, les mêmes regards torves. Mais les hommes finissent par se calmer. Ils mettent de côté leur jeu de dominos et nous offrent du thé. Bien sucré.

Encore une fois, c'est l'obsession de l'étranger qui prend toute la place. Oui, Moubarak est un grand homme, mais les étrangers, pfft!

«Les journalistes véhiculent une fausse image de l'Égypte, c'est pour ça qu'ils ont été attaqués, dit Hussein Sadek, la soixantaine bien portante. Ces images qui ont fait le tour du monde, c'est de la provocation: toutes ces manifestations, toute cette violence.»

«Ce qui se passe en Égypte ne vous regarde pas, ajoute son ami Mustafa. Les étrangers veulent se mêler de nos affaires, surtout les Américains.»

En quittant le café, un jeune garçon me glisse à l'oreille: «You are welcome in Cairo.»

Il est 17h30, le ciel s'assombrit, les miliciens installent les barricades pour protéger le quartier contre les voleurs. Nous montons dans la voiture. Un jeune à l'attitude agressive brandit son bâton et nous fait signe d'arrêter. Il nous reconnaît, il nous a vus discuter au café avec Hussein et Mustafa. Il fouille rapidement l'auto et nous laisse passer. Nous nous empressons de traverser le pont pour rejoindre Zamalek.

Zamalek et Boulaq. Deux quartiers inscrits dans l'imaginaire du Caire. Ils ont été immortalisés dans un vieux film égyptien. Un film en noir et blanc tourné il y a une cinquantaine d'années. Un garçon riche de Zamalek tombe amoureux d'une fille pauvre de Boulaq. Ils se sont rencontrés à l'université. Le coup de foudre. Mais elle lui cache ses origines, car elle a peur qu'il ne l'aime plus.

Il insiste pour la raccompagner chez elle. Elle lui demande de la laisser devant un immeuble luxueux à Zamalek. Lorsque la voiture disparaît, elle tourne les talons et s'empresse de traverser le pont pour retourner à Boulaq. C'est Faten Hamama, une grande vedette égyptienne, qui jouait le rôle de l'ingénue. Le film a fait fureur.

Installée sur une terrasse au soleil, à mi-chemin entre les courts de tennis et la piscine, Radhia Dahmani m'explique à quel point elle méprise Hosni Moubarak. «Ce que le gouvernement est bête! Ce sont des arriérés mentaux. Ils protègent leurs intérêts et ils ne se préoccupent pas du peuple.»

Elle est de tout coeur avec la révolution et elle a passé plusieurs jours à la place Tahrir pour manifester contre le «vieux dictateur».

Le club sportif El Gezirah est le plus grand et le plus cher d'Égypte. Fondé au début des années 1880 par les Britanniques, il accueille la crème de la crème. Piscine, courts de tennis, golf, cafés, restaurants, il ne manque rien. Les familles de Radhia Dahmani et de son mari, professeur de droit à l'université, sont membres du club depuis plusieurs générations.

Un peu plus loin, les soeurs Yasmine et Samar se réjouissent. L'une a 21 ans, l'autre 24. Elles ont étudié dans le meilleur collège du Caire et, pourtant, elles sont au chômage. «Ce sont les jeunes qui ont déclenché la révolution avec Facebook, dit Yasmine. On était déprimés et on se disait qu'il fallait absolument faire quelque chose. Nous sommes la jeune génération et il n'y a rien pour nous.»

Près de la piscine, entourées de chats, trois femmes dans la soixantaine. Elles n'osent pas le dire tout haut, mais elles aiment Moubarak. Elles trouvent qu'il y a trop d'étrangers en Égypte. «Et tous ces parvenus qui viennent ici, au club, avec leurs femmes voilées, dit Magda Sedky en levant le nez. Je suis contre le voile.»

À quelques rues du centre sportif, dans un café branché à l'allure américaine, des hommes et des femmes avalent une bouchée. Musique américaine, fauteuils confortables, grandes fenêtres. Un copier-coller du modèle Starbucks transplanté en plein coeur de Zamalek.

Ici, il n'y a pratiquement que des opposants à Moubarak. Dalia a 38 ans. Elle n'avait que 8 ans lorsque Moubarak s'est hissé au pouvoir. Elle en a assez, elle veut qu'il parte. Tout de suite. Pourtant, elle mène une bonne vie. Bon boulot, gros salaire, ses filles fréquentent les meilleures écoles de la capitale. Pourquoi appuie-t-elle la révolution?

«Pour la dignité, répond-elle. Il y a trop de différences dans les classes sociales, trop d'écart entre les riches et les pauvres. C'est insupportable. Les riches vivent dans leur ghetto, les pauvres dans le leur. L'Égypte ne peut plus fermer les yeux.»

C'est pour ça, dit-elle, qu'il y a une révolution.

Et le film? Le père du garçon finit par découvrir la vérité sur la fille. Il avoue à son fils qu'il est né à Boulaq, mais qu'il n'a jamais voulu en parler. Comme un secret honteux. Jeune, il a fait fortune et il a quitté Boulaq pour ne plus jamais y revenir. L'idylle de son fils l'a secoué. Il renoue avec ses origines et donne sa bénédiction aux amoureux. L'histoire finit bien: les jeunes se marient. À Zamalek.

Pourcentage de jeunes de moins de 14 ans: 33% > Nombre de chômeurs: 10% Inflation: 12% > Espérance de vie: 70,5 ans > Taux d'analphabétisme: 29% > PIB par habitant: 2800$ > Population du pays: 85 millions > Population du Caire: entre 20 et 25 millions.

Photo: Valerian Mazataud, collaboration spéciale, La Presse

Zamalek, un quartier du Caire où se côtoient jardins, musées, ambassades et villas.