Ils étaient venus pour célébrer leur victoire. Ils ont attendu pendant plusieurs heures le discours de leur président, convaincus que ce serait son dernier. Mais le moment historique n'a pas eu lieu.

Quand les haut-parleurs de la place Tahrir ont commencé à transmettre la voix d'Hosni Moubarak, les sourires euphoriques ont peu à peu cédé la place à l'incrédulité, puis à la déception.

«Il est tellement têtu, il n'a rien compris, il refuse de répondre aux demandes du peuple!» s'est écrié Mahmoud El Jazzar, consterné de constater que le vieux pharaon tentait un nouveau subterfuge pour garder le pouvoir.

Le fait qu'il ait accepté de déléguer ses pouvoirs au vice-président Omar Souleimane n'a pas du tout rassuré l'informaticien de 25 ans: après tout, il ne voulait pas voir partir un seul homme, mais tout un régime.

Mahmoud El Jazzar n'en revenait pas non plus d'entendre le président détailler des changements constitutionnels futurs et annoncer qu'il lèverait la loi d'urgence sans préciser quand.

Quand les centaines de milliers de personnes qui s'attendaient à la chute du pharaon ont compris que ce ne serait pas le cas, et qu'on leur promettait une fois de plus quelques changements cosmétiques, la foule s'est mise à scander: «Irhal, Irhal.» Autrement dit: «Va-t'en.»

Les manifestants hésitaient entre la déception et la colère. «Je hais Moubarak!» a crié une jeune femme en montrant le poing. D'autres ont exprimé leur mécontentement en brandissant leur chaussure.

Tous se sont promis de venir manifester leur mécontentement aujourd'hui à la traditionnelle manifestation du vendredi. Celle-ci pourrait cette fois viser le palais présidentiel.

Inquiétudes

Déterminés à poursuivre leur révolution, plusieurs évoquaient avec inquiétude la perspective d'une escalade. «J'ai peur d'un affrontement entre le peuple et l'armée», a dit Mohamed Shalabi, ingénieur dans la quarantaine, le visage défait, en quittant la place Tahrir.

L'armée égyptienne jouit d'un capital de sympathie dans la population. Jusqu'à maintenant, elle a refusé d'utiliser la force pour contenir les protestataires. Mais plusieurs se demandaient hier si cette neutralité allait durer, après ce nouveau tournant dans l'épreuve de force avec le pouvoir.

C'est d'ailleurs l'intervention d'un militaire sur l'une des scènes de la place Tahrir qui a déclenché les rumeurs selon lesquelles le départ du président Moubarak était imminent.

Le militaire a annoncé que le Conseil suprême des forces armées égyptiennes se réunirait pour trouver une issue satisfaisante à la crise. Plusieurs en ont déduit que l'armée s'apprêtait à prendre le pouvoir et à assurer la transition vers de nouvelles élections.

«Quand j'ai entendu ça, j'ai pleuré», a dit Ihab Elsheemy, architecte de 38 ans, qui vient à la place Tahrir chaque jour depuis le 25 janvier, par «solidarité avec ceux qui ne savent pas ce qu'ils pourront manger demain».

Hier après-midi, il exultait. «J'attends ce moment depuis 25 ans, jamais je n'aurais imaginé qu'il pourrait vraiment avoir lieu.»

Il n'était pas le seul à se réjouir. Dans la tente de l'un des mouvements de jeunes qui ont été à l'origine de la révolte, tout le monde souriait. «Je n'aurais jamais pensé que c'était possible», a confié l'une des membres du groupe, Rama Farouk. Ses compagnons se disaient tous fiers mais avertissaient que, une fois Moubarak parti, il faudrait encore démanteler tout son régime.

Un jeune homme croisé au milieu de la foule compacte m'a arrêtée pour me demander de diffuser son message. «Dites au monde entier que l'Égypte est libre!» Mais c'était vendre un peu trop tôt la peau d'un vieux leader qui refuse de partir.

Suite imprévisible

C'est donc une nouvelle étape dans la partie de bras de fer amorcée il y a 17 jours. La suite des choses est extrêmement difficile à prévoir. Depuis quelques jours, les manifestations se multiplient dans tout le pays, l'appel à débrayer est de plus en plus suivi, et chaque jour apporte de nouvelles initiatives permettant d'exprimer le mécontentement populaire. Il y a eu des marches de médecins et des marches d'avocats, par exemple.

Les médias se distancent aussi de plus en plus du régime. Même un quotidien traditionnellement proche du pouvoir comme Al Ahram a lancé un nouveau supplément pour les jeunes de la place Tahrir -du jamais vu pour ce journal qui avait l'habitude de rapporter les moindres faits et gestes du président.

Mais en même temps la population reste divisée, et plusieurs pensent qu'il vaut mieux maintenant profiter des quelques concessions offertes par le régime et laisser Hosni Moubarak en place jusqu'en septembre. Et puis, il y a la grande inconnue: que fera l'armée?

«Je ne réalise pas qu'après 30 ans, mon rêve est sur le point de se réaliser», a soupiré une femme en attendant le discours présidentiel. De toute évidence, elle devra attendre encore un peu...