Mouammar Kadhafi règne sans partage sur la Libye depuis 1969, alors qu'il mène un coup d'État contre le monarchie pour installer un «pouvoir révolutionnaire «. Pendant toutes ces années, le colonel au style extravagant défie l'Occident, multipliant les alliances informelles avec une multitude de groupes terroristes, avant d'être partiellement réhabilité dans les années 2000. Pendant ce temps, à l'intérieur des frontières son régime engrange les pétrodollars, mais la population, elle, ne semble pas en profiter. Retour sur la vie d'un homme hautement controversé, maintenant au bord du précipice.

Quand il a vu Mouammar Kadhafi menacer son peuple d'un bain de sang, mardi, Alain Stanké a eu peine à le reconnaître. Avec son visage boursouflé et ses traits tirés, le «guide suprême» libyen ne ressemblait pas du tout à l'homme que l'auteur et éditeur québécois avait eu l'occasion de rencontrer à quatre reprises, il y a une douzaine d'années.

Le point de départ de ces rencontres : la publication de la version française du recueil de nouvelles du colonel Kadhafi, intitulé Escapade en enfer. Lors de leur deuxième rencontre, en 1999, les deux hommes ont eu un échange particulièrement révélateur. Vous savez que beaucoup de gens vous critiquent, a avancé Alain Stanké. Souvenez-vous que de son vivant, le Christ aussi a été critiqué. Mais après sa mort, tous se sont ralliés à lui, a rétorqué le dictateur.

Alain Stanké a gardé de ces rencontres le souvenir d'un homme aux multiples visages, qui pouvait tenir un discours parfaitement incohérent au milieu de la nuit. Et discuter de philosophie en citant Rousseau le lendemain. Avec, en arrière-plan, une tendance omniprésente à la mégalomanie. Car pour Alain Stanké, Kadhafi se prend carrément pour un prophète.

Né en 1942 dans une famille de bergers bédouins, Mouammar Kadhafi a été le seul enfant de sa famille à terminer l'école secondaire. Après des études de droit, il se tourne vers une formation militaire. Inspiré par les idées de l'Égyptien Gamal Abdel Nasser, il rêve de renverser la monarchie et de chasser les colons italiens de son pays. Il y parvient à l'âge de 27 ans, lors d'un coup d'État qui n'a pas occasionné la moindre effusion de sang.

Au fil des ans, il met au point sa doctrine politique consignée dans son « livre vert «, qu'il considère comme «la seule solution pour l'humanité. « Il y dénonce la démocratie et prône un socialisme islamique, fondé sur des «comités populaires « qui ne seront, en fait, que des outils au service de son propre pouvoir.

Au départ, tout n'était pas noir au tableau de Kadhafi. Il a fait construire une rivière artificielle, a aboli la polygamie. Mais très vite, il a verrouillé la Libye, allant jusqu'à interdire l'enseignement de toute langue étrangère. Cultivant son personnage excentrique, il s'est entouré d'une garde personnelle exclusivement féminine, ses «amazones. « Malgré son style de vie modeste et son choix de vivre dans une tente, il pouvait dépenser une fortune pour se faire livrer du lait de chamelle lors de ses séjours à l'étranger.

Dans les années 70 et 80, il s'est associé à tous les groupes terroristes possibles, de Septembre noir aux Brigades rouges. Et on lui attribue la responsabilité de nombreux attentats, dont celui contre un avion de Pan Am à Lockerbie, en Écosse, en 1988.

Pendant des années, Kadhafi a été le paria de la planète. Le président égyptien Anouar el-Sadate l'a traité de «voisin fou «. Ronald Reagan l'a qualifié de chien enragé. Soumis à de lourdes sanctions, le dictateur libyen a amorcé sa réhabilitation au tournant du millénaire, acceptant de compenser les familles des victimes de Lockerbie, et renonçant à son programme d'armes nucléaires.

Après les attentats du 11 septembre 2001, il a fait comme bien d'autres dirigeants de la région: il s'est positionné comme un rempart contre l'islamisme. Du coup, il est devenu presque fréquentable, malgré la dictature de fer qu'il continuait à imposer chez lui.

Khadafi a poursuivi plusieurs rêves. Il a voulu fédérer les États du Sahara, a rêvé d'une union panarabe. Mais tous ces projets ont échoué. Son côté fantasque et imprévisible, ses tirades à l'emporte-pièce lui ont aliéné bien des gens, y compris chez ses voisins. Face à des interlocuteurs, Kadhafi pouvait donner l'impression d'être coupé de la réalité. Le politicologue égyptien Ali Dergham, qui l'a rencontré il y a 25 ans lors d'un voyage en Libye, se rappelle un homme perdu dans un monologue, qui parlait en levant les yeux au ciel.

Mais attention: Kadhafi a été plus pragmatique qu'on peut le penser, et il avait un flair remarquable pour survivre pendant plus de 40 ans à la tête de son pays, dit le politicologue Hasni Abidi, spécialiste de la Libye. Ce dernier souligne que Kadhafi n'a pas distribué les bénéfices du pétrole à son peuple, qui s'est appauvri au fil des ans. Et que son régime étouffant a transformé la Libye en une «cocotte minute sans aucune soupape de sécurité «.

Maintenant que la cocotte a explosé, on voit mal comment on pourrait refermer le couvercle. Et contrairement au Christ, les disciples du plus ancien dictateur de la planète ont peu de chances de proliférer après sa chute, qui apparaît de plus en plus imminente.