Envolée, la belle unité qui a marqué la révolte de la place Tahrir. Deux mois après la chute du régime Moubarak, les islamistes radicaux gagnent du terrain en Égypte. Le phénomène inquiète les chrétiens et les musulmans modérés, qui se demandent comment freiner la vague.

Une centaine de femmes s'entassent dans une pièce étroite au deuxième étage de la mosquée Al-Aziz Bellah, dans un quartier périphérique du Caire. Habillées de noir, elles ont relevé leur niqab le temps de la prière.

Après le prêche, elles recouvrent leur visage d'un voile opaque et se précipitent dans la rue, où des hommes barbus, vêtus d'une longue tunique, enroulent les tapis de prière. Ils prennent leur temps et forment de petits groupes de discussion autour de la mosquée.

La scène peut paraître banale, mais pour Ahmed Abbas, elle est le signe d'une toute nouvelle vie.

«Nous n'aurions jamais pu parler aussi librement, ici, avant la révolution», dit cet homme à la longue barbe poivre et sel.

Il faut dire que la mosquée Al-Aziz Bellah est un lieu de rencontre pour salafistes, adeptes d'une branche radicale de l'islam. Le régime de Hosni Moubarak leur faisait la vie dure. Au fil des ans, de nombreux fidèles ont été arrêtés. La mosquée Al-Aziz Bellah était surveillée par la police.

«Avant, nous ne pouvions pas dire ce que nous pensions. Maintenant, nous avons beaucoup plus de liberté», jubile Abdul Hakim, un Égyptien d'origine qui partage son temps entre Le Caire et Toronto, où il vit avec ses deux femmes.

Mais cette liberté ne fait pas le bonheur de tous. La présidente de l'Alliance pour les femmes arabes, Hoda Badran, est tombée de haut quand elle a entendu un salafiste affirmer à la télévision que les femmes ne devraient pas travailler.

«Avant, on n'entendait jamais parler d'eux. Maintenant, ils sont partout. Mais quel est ce climat politique qui permet à ce genre de groupes d'émerger tout à coup?», se demande-t-elle.

Les salafistes prônent un retour aux pratiques du temps des quatre premières générations après Mahomet. Cela peut se traduire par des gestes anodins, comme se brosser les dents avec un bout de bois humide, comme le faisait le prophète.

Mais ils prônent aussi l'application des punitions islamiques; leurs femmes portent le niqab et sont souvent confinées à la maison.

Contrairement aux Frères musulmans, qui étaient tolérés par Moubarak, les salafistes fuyaient la vie publique. Après la chute du régime, plusieurs islamistes radicaux ont été libérés de prison.

«Les salafistes sont devenus beaucoup plus affirmés, et ça fait peur», dit Gamal Gawad, directeur du Centre de recherches politiques et stratégiques Al-Ahram.

«Ils sont beaucoup plus visibles, on voit de plus en plus de femmes en niqab dans la rue, et cela crée une pression», constate un spécialiste des mouvements islamistes, Nabil Abdel Fatah.

Pour plusieurs musulmans modérés, les salafistes dénaturent l'islam. «Leurs objectifs sont politiques, et non religieux, et leur cible, c'est le style de vie en Égypte», dit Abdel Jawad Saber, professeur d'histoire à l'Université Al-Azhar, la grande institution d'enseignement islamique.

Devant la mosquée Al-Aziz Bellah, Ahmed Abbas et Abdul Hakim nous expliquent les réformes qu'ils voudraient implanter en Égypte.

Ainsi, ils aimeraient éradiquer certains des fléaux qui affligent leur pays, comme les jeux de hasard et l'alcool.

Et les vêtements des femmes? «C'est sûr que nous ne voulons pas voir ce que nous ne voulons pas voir», dit Abdul Hakim.

Il soutient aussi les sanctions de la charia, qui prévoit de couper la main aux voleurs ou de lapider les personnes coupables d'adultère. Mais il souligne qu'il s'agit surtout de prévenir ces crimes, et que les conditions pour appliquer ces peines sont si exigeantes que dans les faits, elles demeurent le plus souvent symboliques.

Les deux hommes citent en exemple l'Arabie Saoudite, où le taux de criminalité est bas, selon eux, grâce aux vertus préventives de la charia.

Cadeau du ciel

Traditionnellement, les salafistes refusent de se rebeller contre leurs dirigeants. Ce n'est qu'après avoir vu leurs leaders s'afficher sur la place Tahrir qu'ils ont re0joint la révolution.

«Maintenant, ils estiment que la chute de Moubarak est le fruit d'une intervention divine», dit Hossam Abou Taleb, journaliste spécialisé dans les mouvements islamistes. Et ils comptent profiter de ce cadeau du ciel pour se lancer en politique. Premier objectif: les législatives de septembre.

Kamal Habib se définit comme un «salafiste moderne», qui s'habille à l'occidentale et dont la femme ne porte pas le niqab.

«Le salafisme, c'est la réponse au style de vie occidental à l'époque post-coloniale. C'est un parapluie qui recouvre divers courants de pensée.»

Derrière ce vernis intellectuel, Kamal Habib est aussi un des fondateurs du djihad islamique en Égypte. Il a passé une dizaine d'années en prison pour complicité dans l'assassinat de l'ancien président Anouar el-Sadate.

Comme d'autres djihadistes repentis, Kamal Habib a abandonné la lutte armée. Et il veut fonder un parti politique qui présentera des candidats aux élections de septembre.

«Nous voulons relancer le djihad à travers un parti politique», explique-t-il, tout en soulignant que sa vision de l'islam est philosophique et qu'il n'a pas l'intention d'imposer un style de vie aux Égyptiens.

Mais Kamal Habib n'est pas tout seul. Le jour de notre rencontre, il avait donné rendez-vous à des militants de son futur parti au quatrième étage de l'immeuble qui abrite le syndicat des journalistes égyptiens.

Une poignée d'entre eux se sont joints à nous avant la réunion. La plupart portaient la longue barbe et la galabiya. Et ils ont littéralement harcelé ma jeune traductrice pour la convaincre de porter le hidjab...

Peu nombreux mais influents

Le courant salafiste est originaire de l'Arabie Saoudite. Poussés par une économie désastreuse, de nombreux Égyptiens sont allés travailler dans ce pays. Ils en sont revenus avec une vision radicale de l'islam.

«On dit que les salafistes représentent entre 2 et 3% de la population, mais je crois que c'est beaucoup plus», dit Hossam Abou Taleb. Leur force réside moins dans leur nombre que dans les tribunes auxquelles ils ont accès. Dont les innombrables chaînes de télévision religieuse.

Alliés aux Frères musulmans, le grand mouvement islamiste en Égypte, ils peuvent avoir un impact considérable. Le 19 mars, lors du référendum sur une nouvelle Constitution, rejetée par les jeunes opposants de la place Tahrir, les mouvements islamistes ont fait valoir qu'en votant non, les électeurs allaient à l'encontre de l'islam.

«En deux ou trois jours, ils ont réussi à faire passer le Oui», dit Hossam Abou Taleb. Et pas qu'un peu: la Constitution provisoire a été approuvée à 77%.

Certains analystes croient que le mouvement s'étiolera une fois que les salafistes auront perdu leur statut de victimes persécutées par le régime. D'autres soulignent que malgré les apparences, ils ne sont pas si radicaux que ça. «Ils n'ont rien à voir avec les talibans», dit Hossam Abou Taleb.

«Peut-être est-il préférable qu'ils agissent ouvertement, ça permet de mieux les connaître», avance l'analyste Gamal Gawad. Et aussi, de mieux les combattre.