Depuis un mois, la Syrie est presque chaque jour le théâtre de manifestations et de funérailles - plus de 200 opposants au régime ayant été tués. Malgré les promesses et les coups de feu, la révolte ne semble pas en voie de s'essouffler. Pour faire le point sur la situation, nous nous entretenons avec le politologue Sami Aoun, spécialiste du Moyen-Orient.

Q. La Syrie a levé hier l'état d'urgence qui perdurait depuis 50 ans, mais le gouvernement a interdit du même coup les manifestations dans tout le pays. Qu'est-ce que cela signifie?

R. Cette réforme restera lettre morte si elle n'est pas couplée à une liberté de manifestation et de conscience et à une séparation étanche des pouvoirs, répond Sami Aoun, politologue à l'Université de Sherbrooke. Pour avoir un impact, elle doit être liée à un recul des services secrets, à la fin de la poigne sécuritaire. Et le monopole du pouvoir par le parti Baas doit disparaître de la Constitution.

Q. Pourquoi le président Bachar al-Assad n'est-il pas allé jusque-là?

R. «Il est convaincu que ses opposants en demanderont toujours plus, alors il leur donne des petites bouchées. Il fait des simili-concessions, dit M. Aoun. Gagner du temps et miser sur l'essoufflement de ses rivaux a toujours été son point fort.»

Q. Que risque-t-il de se passer à partir de maintenant?

R. Les manifestations ne cesseront pas, croit le politologue. «Le président a perdu sa respectabilité et les gens ont brisé le mur de la peur. Un Syrien qui manifeste, cela équivaut à 1000 Égyptiens qui manifestent, parce qu'en Syrie, c'est un projet de martyr.» Pour le moment, une guerre civile lui semble néanmoins improbable. «Le régime traverse une crise, mais on n'a pas atteint un point de non-retour, dit-il, puisque ni les Américains, ni les Européens, ni les Arabes, ni les Turcs n'ont réclamé le départ du président.»Bachar al-Assad contrôle par ailleurs la police et l'armée et «conserve un certain appui populaire de ceux qui craignent le vide, le chaos».

Q Que doit-il faire s'il veut garder le pouvoir?

R. Il devra faire des réformes autres que «cosmétiques», répond M. Aoun. Les gens en ont assez de la corruption et veulent plus de liberté. Ils veulent que le régime reconnaisse ses opposants et cesse de prétendre qu'ils complotent pour affaiblir la Syrie face à Israël. «Aujourd'hui, souligne-t-il, le pouvoir alaouite qui représente moins de 15% de la population gouverne seul la grande majorité sunnite, qui en représente plus de 70%.»

Autre point faible: al-Assad considère l'appartenance aux Frères musulmans illégale et passible de la peine de mort pour les Syriens, alors qu'il s'est allié aux islamistes des pays voisins (le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine, etc.).

«Bachar a cru que miser sur la libération arabe par rapport à Israël et à l'occupation américaine en Irak lui éviterait de donner plus de liberté aux gens de son pays, mais ce n'est pas le cas», résume M. Aoun.

Cela dit, s'ouvrir pourrait aussi lui être fatal, précise-t-il: «Les pessimistes considèrent que le régime de sécurité syrien est irréformable et qu'il va s'effondrer s'il se relâche.»

«À l'âge de Twitter et de Facebook, le président ne peut assurément se permettre de massacrer 20 000 personnes comme son père l'a fait en 1982, croit pour sa part Sami Aoun. Plus il y aura de sang, plus il va s'affaiblir aux yeux des communautés - surtout s'il y a un aspect sectaire et que surgit le spectre d'une guerre entre sunnites et chiites.»

Q. Si la situation s'envenime de la sorte, une intervention étrangère pourrait-elle avoir lieu?

R. «Il y aurait sans doute beaucoup d'hésitations et de tiraillements, mais ce n'est pas impossible», répond M. Aoun.

Les Occidentaux n'ont aucun pétrole à défendre en Syrie, mais sa position géostratégique est vitale, souligne-t-il. Par exemple, l'équilibre stratégique de la Méditerranée est très important pour les Européens. Et les liens entre la Syrie et l'Iran ne sont pas négligeables.

De son côté, Israël observe prudemment ce qui se passe, puisque la Syrie était jusqu'ici un ennemi prévisible.