Cinq mois après les premières manifestations tunisiennes, 100 jours après le départ du président Hosni Moubarak, Barack Obama vient de tracer les contours d'une politique pro-démocratique à géométrie variable. Contradictions en Occident, tensions religieuses en Égypte, répression sauvage en Syrie: le printemps arabe a-t-il encore un avenir?

La déception

Tout avait pourtant bien commencé. Quand Barack Obama a dit «les stratégies d'oppression ne fonctionnent plus», Afra et Arwa Jalabi ont applaudi avec enthousiasme.

«Maintenant, on parle», s'est réjouie l'une des deux soeurs d'origine syrienne, avec qui j'ai écouté le discours du président américain, jeudi.

Barack Obama a poursuivi en disant que la stabilité ne suffit pas, que les peuples ont besoin d'autodétermination. «Tu vois, tu vois, c'est exactement ce que je disais!» s'est exclamée Afra.

Tandis que nous attendions le discours du président, Afra Jabali, dans la salle à manger de sa maison, à Beaconsfield, m'avait effectivement confié qu'elle déteste le mot «stabilité», ce prétexte qui permet à l'Occident de justifier les pires dictatures.

Maintenant, Barack Obama semblait lui donner raison. Les deux soeurs étaient aux anges. Ça n'allait pas durer.

«Le président Assad a le choix: ou bien il dirige la transition démocratique, ou il s'en va», a déclaré le président Obama. Afrat et Awra m'ont jeté un regard incrédule. «Ce n'est pas possible, il lui donne encore une chance! Ça veut dire qu'on peut tuer 1000 manifestants pacifiques et rester au pouvoir?»

Afra et Awra vivent au Québec depuis l'adolescence, mais elles n'ont jamais coupé leur lien avec la Syrie. Afra souligne qu'elle a exactement l'âge de la dictature: 41 ans. Deux enfants, maison de banlieue, études doctorales en sciences religieuses. Et maintenant, ce soulèvement qui la tient en haleine depuis plus de deux mois.

Elle s'insurge contre le silence du monde, qui semble indifférent à la répression sauvage déployée contre les manifestants syriens, dont au moins un millier ont été tués depuis la mi-mars.

L'idée que Bachar al-Assad, qui n'a pas hésité à faire tirer à balles réelles sur des civils, puisse maintenant diriger un dialogue avec l'opposition lui paraît complètement incongrue. «Mais avec qui va-t-il parler? Les opposants sont morts ou en prison.»

Elle ne comprend pas pourquoi le président Bachar al-Assad n'a pas été traité comme l'Égyptien Hosni Moubarak ou le colonel Mouammar Kadhafi. Car il a suffi de 10 jours de manifestations en Égypte pour que la Maison-Blanche pousse Moubarak à céder sa place. Le pouvoir de Kadhafi, lui, a été décrété illégitime. Mais pas le président Assad. Pourquoi?

Une partie de la réponse se trouve dans le discours de Barack Obama. Oui, les États-Unis appuient la démocratie dans le monde arabe, dit-il. Mais avec une nuance. «Il y aura des moments où nos intérêts à court terme ne seront pas parfaitement alignés avec notre vision à long terme pour la région.»

C'est probablement le cas en Syrie, pays stratégique qui entretient des amitiés avec l'Iran et le Hezbollah libanais, par exemple.

La chute du régime ferait infailliblement des vagues chez les voisins. Et menacerait la stabilité - ce mot qu'Afra déteste tant. La menace, de toute évidence, augmente le seuil de tolérance vis-à-vis des tyrans.

La même logique s'applique à Bahreïn, allié stratégique de Washington, qui a fait appel à l'Arabie Saoudite pour réprimer ses propres manifestants. Barack Obama l'a mollement appelé à dialoguer avec ses opposants. Quant à l'Arabie Saoudite, qui n'est pas tout à fait un royaume de liberté, elle n'a pas eu droit à une seule mention. Rien, pas un mot. Intérêts stratégiques? Sûrement. À court terme seulement? Pas évident...

Le courage

Maimouna Alammar n'a pas eu le temps d'écouter le discours d'Obama. Au moment où celui-ci traçait les nouveaux contours de sa politique vis-à-vis du monde arabe, la jeune Syrienne de 24 ans était rivée à l'écran de son ordinateur. De sa maison de Darrya, en banlieue de Damas, elle donnait des entrevues, sur Skype, à des médias étrangers.

Pour comprendre ce que ce geste requiert de courage, il faut savoir que la plupart des témoignages qui proviennent de la Syrie depuis le début des manifestations sont diffusés anonymement. Et que la dictature syrienne n'a pas besoin de beaucoup de raisons pour jeter un opposant en prison.

Mais même si elle est enceinte jusqu'aux oreilles et qu'elle doit accoucher dans deux semaines, Maimouna veut parler. D'une voix étranglée, elle nous trace un état des lieux. Sa mère vit à Daraa, là où ont commencé les manifestations. Encerclée par les blindés, cette ville est soumise à un implacable état de siège.

Le téléphone, l'électricité, l'eau, tout est coupé. «Dimanche et lundi, les lignes téléphoniques ont été rétablies après un silence d'un mois, mais seulement pour deux jours.»

«Il y a des blessés dans les rues, les enfants manquent de nourriture, la répression est plus violente que jamais», énumère Maimouna. Dans une ville voisine de Daraa, à Nawa, on a entendu des bombardements, jeudi.

À Damas, un de ses amis a été blessé d'une balle dans la bouche. Les soldats visaient sa tête. Une amie a été battue en prison.

Elle-même a passé quelques heures en détention. Pire: son mari, qui a participé activement aux manifestations, a été arrêté brutalement en pleine nuit, il y a deux semaines. Elle ne l'a pas revu.

Son père est détenu lui aussi. Pourtant, il avait plaidé pour un dialogue avec le régime lors d'une manifestation. Il croyait qu'il fallait laisser à Bachar al-Assad quelques années de plus à la tête du pays, pour éviter le bain de sang. Le régime a répondu en l'envoyant en prison.

Quand nous lui résumons les propos de Barack Obama sur la Syrie, Maimouna n'en revient pas. Cette offre de diriger le pays vers une transition démocratique, Bachar al-Assad l'a déjà bel et bien rejetée.

Aujourd'hui, quand il appelle au «dialogue», c'est pour la façade. «Il parle de dialogue, puis il tire et il tue», dénonce-t-elle.

Le silence

La jeune femme ne comprend pas pourquoi le monde se tait devant l'horreur qui s'abat sur son peuple. Pourquoi, en effet? Sans doute est-ce en partie à cause de la chape de silence que le régime a réussi à imposer à la Syrie.

Les images en provenance de Tunis, de Benghazi ou de la place Tahrir, au Caire, avaient ému l'opinion publique occidentale, qui ne pouvait qu'être sympathique à ces jeunes qui appelaient à plus de liberté. Et dans les démocraties, les gouvernements sont sensibles à la pression publique...

Le régime Assad a compris la leçon. Il a réussi à enfermer son pays à double tour. La journaliste canado-irano-américaine Dorothy Parvaz, d'Al-Jazira, a été arrêtée à son arrivée à Damas et détenue dans une cellule d'où elle entendait les cris incessants des prisonniers torturés. Parfois, elle entendait même leurs os qui craquaient sous les coups.

Récemment libérée, après un passage en Iran, son témoignage sur Al-Jazira est l'une des rares fenêtres sur le sort infligé aux opposants syriens. Plus de deux mois se sont écoulés depuis les premières protestations contre le régime Assad. Leur mouvement de révolte semble avoir été englouti dans un trou noir.

Mais l'absence des médias n'explique pas tout. La relative indifférence de l'opinion publique à l'égard de la Syrie s'explique aussi par une certaine lassitude à l'égard du printemps arabe, qui ne fleurit pas nécessairement comme on le voudrait.

Il y a eu la Tunisie, l'Égypte, la Libye. Des révolutions qui avaient d'abord été décodées en noir et blanc: d'un côté, les bons révolutionnaires, de l'autre, les méchants dictateurs.

De façon prévisible, la chute des dictateurs a révélé des réalités plus complexes. En Égypte, les Frères musulmans ont le vent dans les voiles. Des affrontements violents opposent chrétiens et musulmans. En Libye, les rebelles qui tiennent l'est du pays ont formé une armée éclatée, soumise à un commandement flou et à des dirigeants politiques longtemps insaisissables.

«Il ne faut pas croire que la chute d'une dictature signifiera l'apparition immédiate d'une société idéale», a écrit l'Américain Gene Sharp dans De la dictature à la démocratie, ce manuel de la révolution pacifique qui a servi de modèle à certains leaders des révoltes arabes.

«La transition démocratique est par définition un processus bordélique», rappelle Shadi Hamid, directeur de recherche à l'Institut Brookings, à Washington. Et ce serait probablement le cas en Syrie, pays hétérogène où une minorité religieuse - les alaouites -, qui ne compose que 10% de la population, règne d'une main de fer depuis quatre décennies.

Les images de foules unies contre leurs dictateurs ont cédé la place à un portrait flou, difficile à cerner, sans visage auquel nous identifier et truffé de menaces potentielles. Facile de détourner le regard. Et de laisser les grands de ce monde défendre leurs «intérêts à court terme» pendant que les balles pleuvent sur les civils.

Le dilemme

Il y a quelques semaines, deux sénateurs américains, John McCain et Joseph Libermann, sont passés en coup de vent en Jordanie pour parler de démocratie avec le roi Abdullah II.

La Jordanie devrait ouvrir son espace politique à davantage de liberté, ont-ils plaidé, avant d'ajouter: «Mais, quoi que vous fassiez, ne laissez pas les Frères musulmans gagner plus de pouvoir.»

L'anecdote a été rapportée par le journaliste Jeffrey Goldberg dans le dernier numéro du magazine Atlantic, qui la tient d'un haut dirigeant jordanien. Mais cette injonction, qui exprime le malaise de l'Occident à l'égard des mouvements de libération arabes, place les dictatures devant un casse-tête insoluble.

Si les révolutions populaires qui ont balayé le monde arabe aboutissent à des gouvernements vraiment démocratiques, ils incluront forcément une forte proportion de groupes islamistes tels que les Frères musulmans, affirme le politologue Shadi Hamid. Tout simplement parce que ces mouvements sont populaires dans des sociétés profondément religieuses comme l'Égypte, par exemple.

«Qu'ils le veuillent ou non, les États-Unis devront apprendre à vivre avec l'islam politique», dit Shadi Hamid. Et le reste de la planète aussi...

Au Proche-Orient et en Afrique du Nord, la décolonisation a donné le pouvoir à des régimes laïques corrompus jusqu'à la moelle, rappelle Afra Jalabi. Elle-même se définit comme féministe - ce qui ne l'empêche pas de dire: «Si le peuple veut élire les islamistes, eh bien, qu'il le fasse.»

Ces mouvements islamistes ne sont pas nécessairement monstrueux. Une fois près du pouvoir, ils auront tendance à devenir plus pragmatiques, croit Shadi Hamid. Et plus ils s'en approcheront, plus ils risquent de faire des erreurs qui leur feront perdre des plumes. C'est ce qui est arrivé au Hamas, qui a pris le pouvoir dans la bande de Gaza - pour être aujourd'hui rejeté par la majorité des Palestiniens.

Mais en attendant, on ne peut pas prôner la démocratie dans le monde arabe et refuser que les Frères musulmans, ou d'autres groupes populaires, en fassent partie. Dans l'état actuel des choses, cette démocratie à géométrie variable relève d'une impossibilité. Aussi simple que cela.

Les forces de sécurité syriennes ont tué au moins 34 personnes en ouvrant le feu hier sur des manifestants réclamant la démocratie dans plusieurs villes de Syrie, selon un nouveau bilan des militants syriens des droits de l'homme. Selon ces militants, des dizaines de manifestants ont en outre été blessés par les forces de l'ordre.