Cinquième journée de manifestations, de violence et de répression, mercredi, en Égypte. Alors que les manifestants réclament la fin du pouvoir militaire, des voix s'élèvent pour notamment dénoncer la brutalité dont ils sont victimes. On craint que les élections législatives, toujours prévues pour lundi, ne soient entachées de sang.

«Je cherche mon fils.» La mine défaite, le regard sombre, une femme vêtue d'une abaya noire s'approche d'une tente hissée au centre de la place Tahrir. Le soleil est en train de se coucher sur le Nil. Mais depuis cinq jours, les manifestants de Tahrir, eux, ne se couchent pas, ne se couchent plus.

«Je cherche mon fils», répète la femme, postée devant la clinique de fortune où de vieux tapis font office de civières. Elle tend une photo au médecin en blouse blanche et en jeans. Elle l'implore du regard. «Cela fait trois jours qu'il n'est pas rentré à la maison. L'avez-vous vu? Ce n'est pas un enfant qui fait des problèmes. Il n'a rien d'un militant politique ou religieux...»

Scène tragique et quotidienne pour le Dr Ashraf Abboud. Il sort son téléphone portable de sa poche. Il prend une photo de la photographie du jeune homme de 18 ans. Il la range dans sa banque déjà bien garnie de disparus de la révolution.

Depuis quelques jours, alors que la violence s'intensifie, des manifestants de Tahrir ont décidé d'écrire leur numéro de téléphone sur leur bras. Pour que l'on puisse appeler leur mère s'il arrive quelque chose... Pour éviter de grossir les rangs des disparus, comme ce jeune homme qui sourit timidement sur la photo.

Est-il toujours vivant? A-t-il reçu une balle dans le crâne? A-t-il perdu un oeil, comme bon nombre de manifestants au cours des derniers jours? Le médecin à l'air exténué n'en sait rien. Ce qu'il sait, c'est que pour la cinquième journée, le sang de jeunes manifestants égyptiens est encore venu salir les mains du pouvoir militaire. «Beaucoup de morts. Beaucoup de traumatismes crâniens, beaucoup de blessures aux yeux», dit-il, indigné.



Intimidation

Les morts ne marchent pas, mais les borgnes, oui. C'est une des images qui m'ont le plus troublée quand j'ai mis les pieds à Tahrir pour la première fois, avant-hier. Tous ces manifestants avec un oeil de pirate tragique, un bandage blanc recouvrant la moitié de leur visage. Borgnes, peut-être, mais toujours déterminés.

Le Dr Abboud croit que les militaires le font exprès. Il croit qu'ils ont sans doute donné l'ordre de tirer dans le but d'éborgner les manifestants. Dans le but de les punir et de les intimider. Car pourquoi alors les policiers antiémeute viseraient-ils presque systématiquement les yeux des manifestants? Pourquoi viser la tête?

La tactique n'est pas nouvelle. On a assisté à la même barbarie en janvier, lors de la première phase de la révolution. Ce n'est certainement pas un hasard. «Le fait que ça continue montre qu'il ne s'agit pas juste de policiers mal entraînés. C'est clair qu'ils veulent punir», me dit Heba Morayef, représentante de Human Rights Watch au Caire. «Il y a eu des centaines et même des milliers de gens blessés aux yeux depuis janvier», rappelle-t-elle. Or, tirer dans les yeux, ce n'est pas «nécessaire». «C'est en train de créer une crise.» Tout cela sans compter les morts par balles réelles et les autres blessés... Depuis samedi, 35 morts, selon le décompte officiel. Et des blessés par centaines.



Photo: Reuters

«Tire vers la tête!»

Sur YouTube, une vidéo amateur d'un combat de rue aux abords de Tahrir permet d'entendre un officier dire: «Très bien fait! Tu l'as eu dans l'oeil!» D'autres témoins ont entendu des policiers dire: «Tire vers la tête!»

Les militaires veulent punir et intimider les manifestants, croit-on. Dans les faits, ils ne font que raviver l'indignation. Ils ne font que fabriquer de nouveaux héros tragiques de la révolution. Un des plus connus est désormais Ahmad Harara, dentiste de 31 ans, devenu un symbole de Tahrir. Il a perdu l'oeil droit le 28 janvier. Il a perdu le gauche le 19 novembre. On lui attribue un nouveau slogan de la révolution: «Vivre aveugle dans la dignité vaut mieux que d'être voyant dans l'humiliation».

Alarmée par la brutalité dont sont victimes les manifestants de Tahrir, la haute-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, Navi Pillay, a demandé hier la mise en place d'une enquête «rapide, impartiale et indépendante». Des manifestants non armés qui reçoivent des balles dans la tête, voilà qui est profondément choquant, a-t-elle dit.

Dans sa clinique de fortune, le Dr Abboud, qui soigne les blessés aux côtés de sa femme ophtalmologiste, n'entend pas abandonner les insurgés. «J'ai eu un visa pour le Canada. J'aurais pu aussi immigrer en Arabie saoudite. Mais je ne veux pas partir. Il y a trop de morts ici. Trop de morts et je ne comprends pas pourquoi...»

Photo: Reuters

Du gaz lacrymogène qui tue

«Je n'ai jamais vu une telle chose! Ce n'est pas le même type de gaz qui était utilisé par Moubarak.»

Comme plusieurs de ses collègues, le Dr Ashraf Abboud s'inquiète de voir qu'un type de gaz lacrymogène encore plus dangereux semble désormais être utilisé par les forces de sécurité pour s'attaquer aux manifestants. Les gens perdent connaissance, ont des convulsions et même des psychoses. «Et ils ne répondent à aucun traitement», dit le médecin bénévole de la place Tahrir, en sortant de sa poche une boîte d'anticonvulsifs qui, normalement, auraient permis de contrer les effets du gaz.

Place Tahrir, les vendeurs de masques font des affaires d'or depuis quelques jours. La plupart des manifestants se promènent désormais avec un simple masque bleu poudre ou vert hôpital, vendu pour 1 livre égyptienne (17 cents). Mais des manifestants rapportent que même un vrai masque à gaz en bonne et due forme ne suffit plus.

Mohamed ElBaradei, ex-chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et candidat à l'élection présidentielle prévue d'ici à juillet 2012 en Égypte, a dénoncé l'utilisation de ce gaz, mardi. «Du gaz lacrymogène contenant des agents innervants et des balles réelles sont utilisés contre les civils à Tahrir, c'est un massacre», a-t-il déclaré sur le site Twitter.

Le parti des Égyptiens libres, nouvelle formation de centre droit, a aussi demandé hier soir que l'on cesse l'utilisation de ce «gaz toxique» et que les responsables de la violence contre les manifestants soient poursuivis.

«Le gaz vient des États-Unis», croit le Dr Abboud. En vertu de livraisons valant 1,3 milliard par an, les États-Unis arrivent en tête des États qui vendent et fournissent à l'Égypte des armes, du gaz lacrymogène et des agents antiémeute, selon Amnistie internationale.

Du gaz lacrymogène qui tue? C'est ce que constatent les médecins qui voient déferler les victimes de la répression à Tahrir depuis quelques jours. Plusieurs auraient péri asphyxiées.

Le Dr Abboud raconte en étouffant un sanglot qu'une jeune médecin est morte, avant-hier, lorsqu'elle allait soigner un blessé aux abords de la place Tahrir. Elle a suffoqué sous l'effet du gaz lacrymogène. Elle n'avait que 27 ans. Autre héroïne tragique de la révolution.

Photo: Reuters