Des ecchymoses et des cicatrices qui n'ont pas encore complètement pâli tapissent le dos de Ramy Essam, jeune chanteur qui a animé la foule pendant le soulèvement égyptien, cet hiver.

«Nous voulons que ce régime tombe, dégage Moubarak», scandait-il dans sa chanson qui a rythmé les nuits de la place Tahrir.

Le président Hosni Moubarak a abandonné son poste le 11 février, après 18 jours de protestations. Mais la révolution n'était pas terminée.

Le 9 mars, l'armée a entrepris de faire le ménage sur la place Tahrir, toujours occupée par des manifestants. Près de 200 personnes ont été arrêtées ce jour-là. Dont Ramy Essam.

Des dizaines de manifestants ont été conduits au Musée égyptien, qui borde la célèbre place. Là, des militaires ont déshabillé le jeune homme, ne lui laissant que son boxer et ses chaussettes. Ils l'ont ligoté et étendu sur le ventre, puis ils ont sauté sur son dos et l'ont roué de coups.

«On va te montrer c'est quoi, l'armée», disaient les soldats en frappant le chanteur de 23 ans. Ils ont aussi rasé sa crinière bouclée, avant de le laisser rentrer chez lui, pieds nus et en sous-vêtement.

Ramy Essam est tombé de haut, ce jour-là. «Je n'aurais jamais imaginé qu'une telle chose puisse se produire après la chute de Moubarak», s'indigne-t-il, alors que nous sommes attablés chez Groppi, un populaire café à cinq minutes de la place Tahrir.

Contrairement à Ramy Essam, la majorité des personnes arrêtées ce jour-là sont encore détenues. Plusieurs ont été torturées. De jeunes femmes ont subi le test de virginité. Comme cela se faisait sous Moubarak.

Une quarantaine d'autres arrestations ont eu lieu samedi dernier. Le nouveau premier ministre égyptien, Essam Charaf, a promis de faire libérer les détenus. Et le Conseil militaire suprême, qui dirige le pays depuis la chute de Moubarak, a promis de réviser les dossiers des manifestants inculpés.

Mais les défenseurs des droits de l'homme en Égypte sont inquiets. «Il y a eu beaucoup d'arrestations arbitraires depuis le 11 février, la situation est grave», dit Heba Metayef, responsable de Human Rights Watch au Caire.

L'armée arrêtait les manifestants avant la chute de Moubarak, rappelle-t-elle. Maintenant, les militaires accusent leurs détenus d'être des «baltagueyas», des voyous contre-révolutionnaires.

«L'armée veut montrer qu'elle prend soin de la révolution. Mais elle ne voit pas que les abus qu'elle commet menacent la période de transition», dit Heba Metayef.

Les tribunaux militaires ont la main lourde. Dimanche dernier, un jeune blogueur, Mikael Nabil, a été condamné à trois ans de prison. Son procès a été réglé en quelques minutes, en l'absence de son avocat. Son crime: avoir insulté l'armée sur son blogue.

Le recours aux tribunaux militaires pour juger des civils constitue le problème le plus pressant dans l'Égypte post-Moubarak, estime Hossam Bahgat, directeur de l'Initiative égyptienne pour les droits de la personne.

«L'armée veut montrer qu'elle protège la population contre les criminels», constate-t-il. Mais elle trace aussi sa ligne rouge: révolution ou pas, les critiques contre le Conseil militaire suprême, ça ne passe pas.

Droit devant

Pour traverser une rue du Caire, il faut prendre une grande respiration et s'élancer dans le trafic en regardant droit devant soi, sans se soucier des autos qui semblent accélérer pour nous foncer dessus.

C'est comme ça que les opposants de Hosni Moubarak ont mené leur révolte : en regardant droit devant eux et en ignorant les écueils. Deux mois après la chute du président, ceux-ci deviennent difficiles à ignorer. Et l'un d'entre eux, c'est que l'armée refuse de céder le pouvoir qui lui a été confié.

Plusieurs Égyptiens reprochent au Conseil militaire suprême d'agir en secret, sans consultation, et d'alimenter le doute et la confusion. «L'armée dit une chose, mais agit autrement. Il y a quelque chose qui cloche», dit Rania Gomaa, directrice des prêts dans une banque à Alexandrie.

«Nous croyions que l'armée cherchait sa rédemption, mais c'est faux. Les officiers qui ont tué des manifestants n'ont pas été poursuivis», dit l'architecte Ehab El-Sheemy, manifestant de la place Tahrir.

«Les Égyptiens ont le sentiment que le régime essaie de contre-attaquer», explique Gamal Zayda, directeur des pages politiques au quotidien Al-Ahram. Et selon lui, ils n'ont pas tout à fait tort.

Vent de liberté

Mais les Égyptiens ne font pas que broyer du noir. Deux mois après le départ de Moubarak, ils sont nombreux à profiter de la liberté dont ils avaient été privés pendant trois décennies.

Au café Groppi, une dizaine de jeunes adultes, immergés dans un nuage de fumée de cigarettes, entourent un homme plus âgé venu leur donner une leçon de politique.

«Je viens d'une famille où on ne discutait pas de politique, je cherche à comprendre dans quelle direction je dois aller», explique Oussama Fathi, étudiant en génie mécanique.

La capitale égyptienne semble prise d'une frénésie de débats. Des gens discutent politique dans les cafés, ou sur la place Tahrir. Un vent de liberté souffle aussi sur les médias. Le journal Al-Ahram, longtemps porte-voix du régime, a changé de rédacteur en chef. «Nous n'avons plus d'interdits», se réjouit Gamal Zayda.

Après avoir voté sur une Constitution provisoire dans un référendum qui a divisé la population, les Égyptiens se préparent aux législatives de septembre. Les nouveaux partis foisonnent. Exception faite des Frères musulmans, bien organisés dans le pays, et de l'ancien parti de Moubarak, qui essaie de renaître sous une nouvelle appellation, la plupart partent de zéro.

Dans une librairie du centre-ville du Caire, les membres du comité de direction du Parti égyptien social-démocrate tiennent un vote sur leur image de marque.

Ils ont le choix entre un poing brandissant une rose, une fleur de lotus et de multiples variations sur le thème des pyramides. C'est la fleur de lotus qui gagne.

Le parti n'est pas encore officiellement enregistré, il n'a donc pas encore le droit de recueillir des fonds. Certains de ses dirigeants croient qu'il faut commencer à chercher des dons malgré tout. D'autres pensent le contraire. Un homme quitte l'assemblée, furieux, convaincu que personne ne l'écoute. Dur apprentissage de la vie politique...

«J'aime la philosophie de ce parti, même s'il est plus à gauche que moi», confie Adly Thoma, un des membres du bureau de direction. Mais il est inquiet: les élections auront lieu dans cinq mois. «C'est la course contre la montre.»

«La situation pourrait être meilleure qu'elle ne l'est, mais elle pourrait aussi être pire», dit Gamal Gawad, directeur du Centre de recherche pour les études politiques Al-Ahram. Selon lui, les Égyptiens ont vécu des déceptions, mais globalement, le pays va dans la bonne direction.

«Après la chute de Moubarak, je craignais que ma chanson ne soit plus d'actualité, j'ai de la chance, elle l'est encore», ironise Ramy Essam. Avec encore plus de chance, son tube révolutionnaire fera bientôt partie de l'histoire.