Le chantier désert s'étend au pied des montagnes ocre de Gharyan, à 80 kilomètres au sud de Tripoli. Des chiens maigres et sales errent au milieu des bâtiments laissés à l'abandon. Un jeune milicien, kalachnikov en bandoulière, ramasse un badge militaire dans la poussière. «Army, Kadhafi», explique-t-il après l'avoir examiné un moment.



D'un geste brusque, il jette le bout de tissu et le piétine rageusement.

Nous sommes au coeur du chantier le plus controversé de l'histoire de SNC-Lavalin: une prison «moderne» qui aurait dû accueillir 4000 détenus libyens, n'eut été la chute du régime brutal de Mouammar Kadhafi.

Le projet de 275 millions de dollars était piloté par l'Agence exécutive du Corps des ingénieurs libyen, une unité civile et militaire mise sur pied par SNC-Lavalin et Saadi Kadhafi, le troisième fils de l'ancien dictateur.

Les 500 ouvriers - pour la plupart Philippins et Thaïlandais - employés par la firme montréalaise ont fui en catastrophe en février 2011, au début de l'insurrection.

Ils ont tout laissé derrière eux: effets personnels, papiers, valises. Des vêtements sèchent toujours sur des cordes. Les dortoirs ont été saccagés.

Mais les pilleurs n'ont pas touché aux plans de la prison et aux documents rangés dans les bureaux administratifs de la firme en déroute.

Les habitants de Gharyan savaient bien peu de choses de cette prison quand les ouvriers de SNC ont planté leurs pelles dans cette zone isolée, en 2010. Mais ils avaient peur, raconte Adel Naji, porte-parole du conseil municipal.

«On avait peur, mais on ne pouvait rien dire. Les agents de la police secrète étaient partout. Personne n'avait le droit de critiquer.»

«Gharyan a toujours été une ville hostile à Kadhafi, ajoute-t-il. C'est ce qui a poussé le régime à construire ici cette prison, qui devait être la plus grosse et la plus sûre du pays. C'était pour inspirer la crainte chez les gens.»

Désormais libérés, les gens de Gharyan n'en savent pas beaucoup plus sur l'avenir de ce chantier abandonné depuis des mois, et encore moins sur la controverse qui secoue SNC-Lavalin à l'autre bout de la planète.

Le nouveau chef du conseil municipal, Yanis Mohadeb, avoue n'avoir jamais entendu parler des liens étroits entretenus par la firme canadienne avec l'ancien régime.

Il fronce les sourcils en apprenant la controverse. «Si cette entreprise a commis des actes illégaux, par exemple en aidant Saadi Kadhafi à fuir la Libye, alors elle ne reviendra plus jamais ici, c'est sûr», tranche-t-il.

«Comme Guantanamo»

Les plans de la prison, consultés par La Presse, sont signés RB Architects. Cette modeste firme de Philadelphie est dirigée par Ramla Benaïssa, qui a étudié à l'Université McGill et travaillé à Montréal.

La prison devait comprendre une aile réservée aux femmes (400 détenues) ainsi que trois ailes pour les hommes: à sécurité maximale (600 détenus), moyenne (1800 détenus) et basse (1200 détenus).

La prison aurait été munie d'infirmeries, de terrains de soccer, de locaux pour les visiteurs et de centres d'éducation. Les prisonniers auraient eu accès à des douches et à la lumière du jour dans leurs cellules.

Ces plans révèlent la volonté de Kadhafi de redorer son image à l'étranger en érigeant une prison moderne, à mille lieues des geôles sordides décrites par les organismes de défense des droits de la personne.

«Depuis 2010, on voyait bien qu'ils construisaient une énorme prison, avec des caméras et des technologies modernes. On se disait que ce serait comme Guantanamo», raconte Jalil Misrati, un habitant de Gharyan.

Avant la chute de Kadhafi, SNC-Lavalin avait défendu son projet controversé en expliquant que la prison serait la première du pays à répondre aux plus hautes normes internationales de respect des droits de la personne.

M. Misrati rejette l'argument du revers de la main. «Cette prison aurait été utilisée pour torturer les gens, comme les autres. Kadhafi n'a jamais rien fait de bon pour les Libyens.»