Une clameur de sanglots s'échappe de la maison de Mufta Al-Tahouni, dans une rue de terre battue d'Ajdabiya, à 160 kilomètres de Benghazi.

La maison compte plusieurs pièces, toutes remplies de femmes qui se serrent les unes contre les autres en de longues étreintes. Ce sont les soeurs, les nièces et les filles du père de famille de 63 ans, tué dans son auto il y a une semaine.

Mufta Al-Tahouni roulait avec un de ses fils, Mohammed, vers la sortie de la ville, quand leur voiture a été réduite en miettes par... on ne sait trop quoi. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il ne restait plus grand-chose du véhicule et que les corps des deux hommes étaient en lambeaux.

«J'ai perdu à la fois mon père et mon frère», dit faiblement Najma, fille de Mufta Al-Tahouni, au milieu de ses soeurs, tantes et cousines en pleurs.

Après avoir été une des premières villes à passer aux mains des insurgés dans les jours qui ont suivi le soulèvement libyen, Ajdabiya, ville d'environ 200 000 habitants, est retombée sous le contrôle des troupes de Kadhafi le 15 mars.

Après une semaine de frappes internationales, les insurgés ont repris leur marche vers l'ouest. Ajdabiya est tombé samedi. Hier, c'était au tour de Brega, Ras Lanouf, Ben Jawad. Portés par ces victoires successives, les insurgés se sont enfoncés plus loin qu'ils ne l'avaient fait dans leur première offensive. Prochaine étape: Syrte, ville natale de Mouammar Kadhafi, où un raid aérien de la coalition a eu lieu hier soir.

Hier, sur la route qui longe la Méditerranée, des dizaines de pick-up transportaient des combattants enthousiastes et des lance-roquettes pointant leur canon vers l'ouest. De nombreux chars d'assaut, éventrés et brûlés, gisaient le long de la route. Des curieux y fouillaient à la recherche de souvenirs ou pour se faire prendre en photo.

Au lendemain du départ des troupes de Kadhafi, les habitants d'Ajdabiya, dont plusieurs avaient fui la ville, rentraient progressivement chez eux.

À l'entrée de la ville, un petit magasin distribuait gratuitement de petits pains tout juste livrés de Benghazi. «Nous avons passé 10 jours à camper dans le désert, sans eau, sans électricité, sans couches pour les bébés», a dit une jeune femme qui rentrait de son exil temporaire avec sa famille.

Selon plusieurs témoignages, pendant les 10 jours au cours desquels Ajdabiya est retombé sous le contrôle du régime, les combats se sont surtout poursuivis autour des entrées de la ville, où était stationnée l'armée. Mais la nuit, les soldats venaient dévaliser les magasins du centre-ville.

Les dommages sont visibles le long des grandes artères. «Venez, regardez», lance Mahdi Elhmali, qui vit près de la route de Tripoli. Mercredi dernier, des soldats armés de kalachnikovs ont fait le tour de son bout de rue, forçant tout le monde à sortir. Après, ils ont tiré partout et pillé les maisons. L'appartement du frère de M. Elhmali a brûlé.

Responsable des relations publiques d'une firme pétrolière, Mahdi Elhmali n'était pas particulièrement enthousiaste quand il a vu les jeunes Libyens prendre la rue, le 17 février. Mais maintenant, il les comprend. «Je n'en reviens pas de voir ce que fait Kadhafi. Je me serais attendu à ça de la part d'Israël, mais pas de sa part à lui!»

La peur

Mohamed Bechir est resté à Ajdabiya avec ses quatre filles, sa femme et deux familles qu'il a accueillies chez lui pendant ces jours difficiles. À Ajdabiya, il n'y avait plus ni eau ni électricité. Mais le pire, c'était la peur: «Ça tirait beaucoup, mes filles étaient terrifiées.»

Cet employé du secteur pétrolier est furieux contre le «Guide». Dans son quartier, les rues sont défoncées. «Kadhafi ne s'occupe que de sa famille. Ses fils se paient des fêtes à 5 millions de dollars. Pendant ce temps, les Libyens gagnent un salaire de 200 dinars (170 dollars) par mois. Ça suffit, qu'il s'en aille.»

Quel est le bilan de ces 10 jours de bataille pour le contrôle d'Ajdabiya? Le compte exact n'est pas facile à faire. Certains habitants sont portés disparus, mais reviendront peut-être. «Je viens tout juste de recevoir la liste de sept personnes retrouvées», se réjouit Mohammed Bechir.

Chose certaine, la destruction massive décrite par certains de ceux qui avaient fui la ville n'a pas eu lieu. «Les dommages sont limités», estime Peter Bouckaert, de Human Rights Watch, qui a visité Ajdabiya samedi.

Pour ce qui est des victimes, en comptant les tombes fraîches au cimetière, il dénombre une centaine de morts, dont le tiers seraient des soldats de Kadhafi.

«Il n'y a pas de signe de meurtres à grande échelle, mais le nombre de disparus est préoccupant», dit-il.

Une centaine de kilomètres au-delà d'Ajdabiya, Brega, tout juste libéré, affiche l'allure d'une ville fantôme. Devant l'hôpital, un groupe de gars armés évoquent des camions du régime qui auraient ratissé les rues pour ramasser les cadavres, mais aucun ne les a vus de ses propres yeux.

À l'hôpital, il y a un seul médecin et deux infirmières. Le médecin, originaire du Bangladesh, explique que tous les habitants de la ville ont fui, sauf les travailleurs étrangers.

Dans une station d'essence près d'Ajdabiya, des gens viennent chercher du carburant avec leurs jerrycans. Parmi eux, Ahmad Bourshaga, électricien et père de sept enfants. Cette station d'essence, la seule à n'avoir pas fermé pendant les 10 jours de bataille, était en plein coeur des combats. Il n'osait pas s'y rendre tant que la bataille n'était pas terminée.

A-t-il peur que les troupes du régime reviennent à Ajdabiya? «Non, car maintenant, les pays comme la France et le Canada nous viennent en aide. Cette fois, c'est pour de bon.»