Une orthodontiste, des avocats, des opposants en exil et quelques anciens collaborateurs de Mouammar Kadhafi convertis en opposants. Sept semaines après le début du soulèvement, les nouveaux dirigeants de l'est de la Libye tentent de faire marcher leur bout de pays, sans tomber dans le piège de la partition.

Mardi soir dernier, un homme a fait irruption à la conférence de presse d'Abdel Fattah Younis, chef d'état-major des forces armées de l'opposition libyenne, dans un hôtel de Benghazi, en hurlant: «Tu as tué nos fils!»

L'homme, qui a été rapidement chassé de la salle, faisait référence aux protestations de 2006 devant l'ambassade de l'Italie, à Tripoli. La police avait alors fait feu sur la foule, causant une dizaine de morts. À l'époque, Abdel Fattah Younis, militaire trapu aux cheveux gris, occupait le poste de ministre de l'Intérieur. C'est lui qui avait donné l'ordre de tirer sur les manifestants.

«Je n'aime pas du tout ce gars, chuchote un jeune blogueur assis à mes côtés pendant la conférence de presse. Pour l'instant, nous n'avons pas le choix. Mais quand Kadhafi sera parti, Younis devra s'en aller lui aussi.»

Cet incident illustre l'une des difficultés auxquelles sont confrontés les opposants libyens. Sous le régime de Kadhafi, toute organisation sociale extérieure au régime était interdite. Contrairement à l'Égypte et à la Tunisie, la Libye ne compte aucun syndicat, ONG ou regroupement de quelque nature que ce soit. Autour du régime, c'était le vide.

Les seules personnes ayant un tant soit peu d'expérience d'organisation politique sont donc forcément des gens qui ont frayé avec le pouvoir, avant de lui tourner le dos. Et ces gens ne font pas l'unanimité.

Abdel Fattah Younis fait partie du «comité de crise» qui joue un peu le rôle de cabinet ministériel provisoire, et chapeaute le Conseil national de transition d'une trentaine de membres. On y retrouve aussi le dernier ambassadeur de la Libye en Inde, Al El-Assawi. Puis, tout en haut de la hiérarchie, l'ex-ministre de la Justice, Mustafa Abdelajalil, qui a quitté le bateau de Kadhafi dans les premiers jours de la révolution.

Aux côtés de ces «ex», une poignée de dissidents en exil, dont certains ne sont pas encore rentrés en Libye. Et plusieurs juristes et économistes faisant partie de l'élite libyenne, qui ont voyagé ou étudié à l'étranger, mais qui n'ont jamais touché à la politique de leur vie. Depuis sept semaines, ils apprennent à la dure.

«Nous avons fait des erreurs»

Il y a encore deux mois, Iman Bougaighis enseignait l'orthodontie à l'Université Garuonis, à Benghazi.

Cette femme qui appartient à une riche famille libyenne a participé aux premières manifestations contre Mouammar Kadhafi, à la mi-février, devant le palais de justice de Benghazi.

Aujourd'hui, elle n'a plus le temps d'enseigner les soins dentaires. De toute façon, l'université est fermée. Porte-parole du nouveau pouvoir de Benghazi, Iman Bougaighis est le visage le plus familier de la révolution libyenne.

Avec son manteau mauve et ses yeux de plus en plus cernés, elle multiplie les entrevues et essaie de répondre aux demandes des centaines de journalistes qui se relaient à Benghazi. Submergés, les nouveaux dirigeants est-libyens se cachent. Certains débranchent carrément leur téléphone.

Pendant que le Conseil national se réunit dans les coulisses, Iman Bougaighis, elle, tient le fort. Son bain politique a été brutal. «Après quatre jours de manifestations, le régime s'est effondré à Benghazi, il n'y avait plus de sécurité, plus rien, c'était le vide», se souvient-elle.

Iman Bougaighis faisait partie du groupe de professionnels qui ont créé un «comité central de la révolution» dès les premiers jours du soulèvement.

«Nous nous sommes installés dans le palais de justice. Spontanément, comme j'avais vécu à l'étranger et que je parle anglais, j'ai commencé à m'occuper des médias.»

Il a fallu organiser la vie à Benghazi: en nommant un comité municipal, puis le Conseil de transition. Les responsabilités ont été attribuées en puisant dans les réseaux professionnels et familiaux. La propre soeur de la porte-parole de l'opposition, la juriste Salwa Bougaighis, détentrice d'un doctorat de la Sorbonne, fait partie du Conseil national, par exemple. Unique femme du groupe, elle participe à un comité juridique qui planche sur la prochaine Constitution libyenne. «Le plus difficile, c'est qu'on doit tout faire à partir de zéro. La Libye n'a jamais eu de lois électorales. Nous devons décider comment on va diriger le pays.»

Sa soeur Iman reconnaît que les débuts de ce gouvernement qui ne dit pas son nom ont été laborieux. «Aucun de nous n'est qualifié pour faire ce que nous faisons. Nous sommes juste des gens ordinaires. Le plus difficile, c'est que nous ne savions jamais si nous prenions les bonnes ou les mauvaises décisions. Et nous avons commis plusieurs erreurs.»

Danger de partition

Une erreur que ce gouvernement provisoire veut à tout prix éviter, c'est de créer des faits accomplis qui faciliteraient une partition du pays entre l'Ouest soumis à Kadhafi, et l'Est démocratique.

C'est une des raisons pour lesquelles Benghazi refuse de reprendre le fil normal de la vie tant que Kadhafi reste au pouvoir à Tripoli. Le Conseil de transition repose sur le bénévolat: les nouveaux conseillers ne reçoivent aucun salaire. Les écoles et les autres institutions publiques sont toujours fermées.

«Nous ne voulons pas retourner à la vie normale pour l'instant», tranche Iman Bougaighis. De toute façon, avec toutes ces armes qui se promènent en ville, peu de parents se précipiteraient pour envoyer leurs enfants à l'école, souligne-t-elle.

Née dans le tourbillon révolutionnaire, cette nouvelle administration reste chaotique. La distribution des rôles est floue. «On ne sait pas toujours qui s'occupe de quoi, ni à qui il faut parler», confie un diplomate étranger.

Salwa Bougaighis se présente comme présidente du comité juridique responsable de la rédaction de la Constitution provisoire. Quand je lui demande combien de gens compte son équipe, elle n'en a pas la moindre idée. Un avocat a confié à des journalistes qu'il avait présenté une esquisse de Constitution au Conseil national. Mais personne n'était au courant.

Télévision nationale

Cette confusion n'a rien d'étonnant, dit l'architecte libyenne Ghada Burwais, qui donne un coup de main à l'aménagement des studios de la future télévision nationale Libya Al-Horra - Libye libre.

Sur des murs de plâtre pas encore peints, Ghada Burwais a esquissé la disposition de caméras qui se trouvent encore à l'étranger.

La télévision pourrait commencer à diffuser dans une quinzaine de jours, assure pourtant Mohamed Fannoush, directeur des communications au Conseil national. Dans un premier temps, il s'agira d'une télévision «révolutionnaire», qui se transformera en télévision nationale une fois Kadhafi parti, selon M. Fannoush.

Une grande fébrilité règne dans l'édifice de l'ancien Institut culturel libyen, où seront aménagés les locaux de la future station. Des hommes et des femmes viennent offrir leurs services pour participer bénévolement au projet.

Parmi eux, Waleed el-Senegri, cinéaste qui réalisait des documentaires destinés à attirer des touristes en Libye. Un jour, il a tourné un film sur un détenu de la prison d'Abou Salim. Ça lui a valu six mois de détention. Maintenant, il tourne librement un film sur une victime de la répression de Kadhafi.

La fondation de cette future station, tout comme le fonctionnement du Conseil national, est très chaotique, convient l'architecte Ghada Burwais. «Tout le monde veut tout faire.»

«Mais c'est comme si une équipe de foot se classait en finale alors que les joueurs viennent tout juste de se rencontrer. Je ne vous connais pas et on va jouer un match de foot ensemble dans cinq minutes.»

Un exilé libyen rentré au pays, Amin El-Gheriani, fait lui aussi preuve de compréhension face à ces débuts cahoteux.

Les leaders de l'opposition «ont mis de côté leur vie, ils ont dû créer un Conseil national très, très vite, et dans des circonstances extrêmement difficiles».

Les nouveaux dirigeants de l'est de la Libye ne sont, après tout, que des dirigeants accidentels.