«Move b*tch, get out the way, b*tch, get out the way...», crachent les postes stéréo posés aux quatre coins de la pièce. Malgré la vulgarité des paroles, nous ne sommes pas dans un bar trash du Bronx, mais au centre des médias de Benghazi, capitale intérimaire des rebelles libyens.

Installé dans un édifice qui abritait autrefois les avocats du régime, le centre s'est vite imposé comme l'un des points névralgiques de la ville portuaire. On n'y trouve ni politiciens en costume ni officiers en treillis militaire, mais une centaine de jeunes de tout acabit travaillant à perpétuer l'esprit des premiers jours de cette révolution citoyenne, pour laquelle plusieurs milliers d'entre eux sont morts. Entre les hebdomadaires politiques, les associations caritatives et les collectifs de caricaturistes engagés qui occupent l'immeuble, une myriade de groupes musicaux a émergé, allant du soft-rock au reggae en passant par le gangsta rap.

C'est dans une sombre pièce de l'édifice, empestant la sueur et la nicotine, qu'une dizaine d'hommes en chaussures Nike et en camisole Puma dodelinent de la tête au rythme de la grossière prose de Ludacris, un des représentants par excellence du rap commercial américain. Branchés sur les États-Unis, ces jeunes Libyens qui enchaînent les «you know what am sayin'» toutes les deux phrases forment le «17th of February Freedom Unit», bande de rappeurs libyens constituée après la révolution.

Parmi eux se trouve un nouveau venu : B.K., comme il tient à se faire appeler, arrive tout juste de Tripoli.

D'une taille imposante, B.K., 22 ans, rappe en arabe et en anglais depuis maintenant quatre ans. «Avant, quand on parlait trop des problèmes de la vie quotidienne, on nous prenait pour un antirégime. Fallait surtout pas toucher à Mouammar [Kadhafi]. Mais maintenant, je ne me retiens plus pour maudire ce salaud!»

«Le pouvoir du rap»

À l'image de nombreux jeunes Libyens, B.K. avait perdu toute foi en l'avenir avant que la révolution ne débute. Cette incertitude, la quasi-impossibilité d'obtenir un emploi après les études et le combat incessant pour mener une vie meilleure l'ont incité à se lancer dans le rap. Un moyen pour lui de raconter au monde, à travers des clips diffusés sur la Toile, la misère quotidienne des oubliés de la manne pétrolière libyenne.

«Dans mon quartier, l'électricité ne fonctionne qu'occasionnellement, l'eau est impure et nous devons déboucher nous-mêmes les égouts. C'est le ghetto, man. Tu sais, la recette de Kadhafi, c'était de garder les gens juste assez affamés pour qu'ils viennent manger dans sa main dès qu'il leur offrait quelques miettes de pain. C'est comme ça qu'il gardait le contrôle.»

Mais selon B.K., le contrôle échappe maintenant aux forces du colonel jusque dans la capitale. «Il y a désormais plusieurs réseaux de gens affiliés au Conseil de transition qui se battent à Tripoli même. La nuit, les rues se transforment en champs de bataille.»

Avec sa carrure de videur de bar et sa gueule de mauvais garçon, B.K. aurait fait un excellent combattant. Mais sa mère pense autrement. «Selon l'islam, il faut avoir la permission de ses parents pour se battre. Ma mère ne souhaite pas me voir mourir avant elle.» C'est pour cela qu'il est venu à Benghazi.

Même si sa prose reflète les idées noires d'un jeune homme qui a eu à lutter depuis sa tendre enfance, B.K. demeure optimiste sur l'issue du conflit qui touche son pays. «Même si l'OTAN finit par nous lâcher, ça n'aura pas d'importance. Nous croyons en Allah. Et même si Allah ne largue pas de bombes, il laisse tomber ses anges sur nous. Si Dieu le veut, nous vaincrons.» En attendant que ce jour arrive, B.K. continue de chanter. «Ce n'est peut-être pas aussi efficace que d'être au front, mais je crois dans le pouvoir du rap. C'est ma façon de dire aux gars qui se battent que je suis avec eux en esprit et en pensée. Je me bats avec mon micro. C'est le mieux que je peux faire.»