Quelques milliers de Syriens ont fui la répression pour se réfugier au Liban voisin. Parmi eux, de nombreux enfants, dont la vie est marquée par l'expérience de la guerre.

C'était un jeudi de fin mai, dernier jour des examens de fin d'année à Tal Kalakh, petite bourgade syrienne à la frontière du Liban.

Hothaifa, 13 ans, rentrait à la maison, en compagnie d'un oncle à peine plus âgé que lui, quand des hommes en bottes et manteaux noirs leur ont barré la route.

- Noms? Papiers d'identité?

Quand Hothaifa s'identifie, un des hommes lui saute dessus pour le tabasser. Les deux garçons sont ensuite jetés dans une auto, conduits vers un point de contrôle, tirés dans la rue et battus de nouveau.

«Nous pleurions, nous étions terrifiés», se souvient Hothaifa.

Les yeux bandés, Hothaifa et son oncle atterrissent dans une cellule du centre de détention des services de renseignement de l'aviation militaire syrienne -la terrible sécurité du régime de Bachar al-Assad.

«Ça sentait mauvais, il y avait des coquerelles et des taches de sang sur les murs.»

Mais le pire, c'est ce qui les attend dans la salle d'interrogatoire. Le premier jour, Hothaifa est battu, puis électrocuté, au point de perdre connaissance.

Le deuxième jour, un homme brandissant un marteau et un tournevis s'approche de lui. Il frappe de toutes ses forces sur l'ongle du gros orteil de son pied gauche, avant de l'arracher.

«Vous ne pouvez pas imaginer comme ça fait mal. J'ai hurlé. Je leur ai demandé : pourquoi vous me faites ça? Je ne suis qu'un enfant. Mais ils ont continué.»

Après sa troisième séance de torture, ses gardes lui bandent les yeux et l'obligent à signer un papier - il n'a jamais su quoi. Avant de le relâcher, les hommes en noir lui lancent: «Rappelle-toi que nous tuons autant les jeunes que les vieux.»

Cauchemars

Assis par terre dans une classe de l'école de Wadi Khaled, dans le nord du Liban, où il vit en compagnie d'une centaine d'autres réfugiés syriens, Hothaifa me montre son pied, avec le gros orteil écrasé dont l'ongle n'a toujours pas repoussé.

Neuf mois après ces trois jours d'horreur, Hothaifa fait encore des cauchemars. Sa mère, Fatma, l'entend crier au milieu de la nuit.

Hothaifa porte un prénom traditionnel sunnite. Il croit que c'est ce qui lui a valu de se faire battre par les agents de la sécurité - des alaouites, comme le président Bachar al-Assad.

Dès qu'il a été libéré, sa famille a fui au Liban. Ils ont traversé la frontière en graissant la patte des agents frontaliers. Ils ont atterri dans la région de Wadi Khaled, une vallée où une vingtaine de villages s'égrainent tel un chapelet le long de la frontière qui sépare les deux pays.

Hothaifa se considère comme chanceux. Son oncle est resté à Tal Kalakh. En août, il a été battu jusqu'au sang. Un de ses amis a été tué alors qu'il tentait de fuir au Liban.

Hothaifa, lui, habite une école transformée en camp de réfugiés. Il n'a pas réussi à tenir le coup à l'école libanaise, où plusieurs matières sont enseignées en français. Mais il suit des cours de rattrapage, il s'est fait de nouveaux amis. Surtout, il vit en sécurité, avec sa famille.

Qu'est-ce que ses bourreaux attendaient donc de lui? «Ils me demandaient de leur dire où était mon père. J'ai répondu qu'il était à l'extérieur de la Syrie.» Mustafa, le père de Hothaifa, a déchiré sa carte du Baath, le parti du régime syrien, le jour des premières manifestations.

Comment Hothaifa explique-t-il l'acharnement de ses bourreaux? «Ils m'ont torturé parce que je suis sunnite. Et parce qu'ils ne connaissent rien aux droits des enfants.»

Hothaifa, lui, a beaucoup appris à ce sujet au cours des derniers mois. Il a livré son témoignage à Amnistie internationale, à Human Rights Watch. Le regard grave, il explique que c'est ça qu'il veut faire, plus tard. Devenir un défenseur des droits de l'homme.

Pas le seul

Hothaifa n'est pas le seul enfant à avoir subi les foudres du régime syrien, depuis le soulèvement de mars 2011. Selon un rapport publié par le Haut commissariat aux droits de l'homme de l'ONU, 256 enfants avaient déjà péri dans la répression des opposants syriens, au début de novembre. L'organisation Human Rights Watch a récemment documenté une douzaine de cas d'enfants torturés en Syrie.

Selon les témoignages recueillis par les auteurs du rapport, qui n'ont pas été autorisés à se rendre en Syrie, d'autres jeunes de 13 ans ont été torturés, comme Hothaifa. Un garçon de 11 ans a été violé par ses gardes, et une fillette de 2 ans a été abattue de sang-froid par un soldat qui a dit: «Je ne veux pas qu'elle devienne une manifestante.»

Plusieurs enfants ont aussi vu périr des proches ou des amis.

Grandes responsabilités

Une fois en exil, ces enfants font face à des responsabilités très lourdes pour leur âge. C'est le cas de Bethul, une adolescente de 15 ans avec des yeux brillants et une bouche en coeur.

Bethul a fui Tablissi, un quartier de Homs, avec trois de ses frères et soeurs, tous plus jeunes qu'elle. C'était il y a huit mois, quand l'armée syrienne a repris le contrôle des lieux.

L'aînée du groupe, Bethul, a dû convaincre les militaires de les laisser aller vers le village où les attendait un oncle qui allait les faire passer clandestinement au Liban. «J'étais terrorisée au check point.»

Une fois au Liban, les enfants s'installent dans la maison de leur grand-mère, collée à la frontière.

De leur fenêtre, ils aperçoivent le petit pont qui enjambe la rivière Al-Khabir, séparant le Liban de la Syrie. Cette semaine, des soldats syriens sont venus poser des mines juste derrière leur maison.

Celle-ci se trouve dans le rayon de tir de l'armée syrienne. Bethul et son frère Ahmed, 14 ans, me font faire un tour du propriétaire en montrant les nombreux éclats de balles.

À un moment, on entend un grondement sourd: la ville de Tal Kalakh, tout juste de l'autre côté de la rivière, subit de nouveaux bombardements. Les obus créent un feu d'artifice qui semble exploser au-dessus du territoire libanais: à Wadi Khaled, les deux pays sont si imbriqués qu'ils semblent n'en former qu'un seul.

Bethul terminait sa 8e année quand l'armée syrienne est entrée à Homs. Aujourd'hui, elle travaille pour subvenir aux besoins de ses six frères et soeurs. Leurs parents sont restés en Syrie. Et au Liban, la vie coûte cher.

Les réfugiés syriens n'ont pas le droit d'y travailler. Mais Bethul gagne environ 7 dollars par jour en aidant un fermier du village.

La nuit, Bethul rêve souvent à Hamza el-Khatib, ce garçon de 13 ans dont le corps mutilé a été renvoyé à sa famille en mai 2011, dans la ville syrienne de Daraa. L'histoire a fait le tour de la planète. Et elle a horrifié les jeunes Syriens.

Aujourd'hui, Bethul n'a qu'une idée en tête: «J'aimerais être un homme pour combattre avec l'Armée syrienne libre... Mais elle est une fille et elle doit s'occuper de ses frères et soeurs.

«Les enfants syriens travaillent souvent dès l'âge de 13 ans pour soutenir leur famille», dit Joanne Yamine, qui dirige un projet de Save the Children, à Wadi Khaled.

Elle a été frappée par l'histoire d'un garçon de 12 ans qui a récemment rendu visite à sa mère, à Homs. Sur le chemin du retour, son frère a été touché par une balle. Il est resté coincé en Syrie.

Maintenant, ce garçon ne pense qu'à une chose: retourner à Homs pour apporter des médicaments à son frère. «C'est extrêmement dangereux, mais je suis sûre qu'il va le faire», dit Joanne Yamine. Puis, elle ajoute: «Ces enfants ont de grandes responsabilités, à un âge où ils devraient se contenter de jouer.»