C'était il y a un an, presque jour pour jour. L'eau a déferlé sur le Pakistan, inondant une bonne partie du pays. Les dégâts ont été gigantesques, pires qu'en Haïti. Pourtant, la communauté internationale a été lente à réagir, le gouvernement pakistanais encore plus. Notre journaliste Michèle Ouimet et notre photographe André Pichette se sont rendus à Nowshera, dans le nord du Pakistan, où l'eau a inondé une bonne partie de la ville. Un an plus tard, Nowshera est au sec, mais la reconstruction avance lentement. Trop lentement. Les gens sont en colère. Autopsie d'un échec.

Said Jan a passé trois jours et trois nuits sur le toit de sa maison. Autour de lui, de l'eau, de l'eau et encore de l'eau.

Il n'avait jamais vu un spectacle aussi apocalyptique : des maisons qui s'effondrent sous la force du courant, des animaux emportés par les flots, des gens qui crient à l'aide, d'autres qui se noient sous ses yeux.

C'était le 29 juillet 2010. La ville de Nowshera a été submergée. Les pluies diluviennes ont gonflé les eaux de la rivière Kaboul qui la traverse. La crue a été soudaine, violente.

Nowshera n'est pas seul, une bonne partie du Pakistan a été touchée par les inondations. Le bilan est catastrophique: 1700 morts, 1,7 million de maisons détruites, 3,5 millions de personnes entassées dans des camps de fortune plantés le long des routes.

«C'est une des pires crises du monde, affirme le directeur adjoint de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés, Kihan Kleinschmidt. La destruction a été beaucoup plus importante qu'en Haïti. Au total, 21 millions de Pakistanais ont été touchés.»

Il n'y a pas eu de choc soudain comme en Haïti, pas de tremblement de terre qui détruit tout en quelques secondes. L'eau a déferlé, traversant le pays, inondant les plaines et les villes, arrachant les ponts, détruisant les barrages. D'abord le Nord, puis le centre et enfin le Sud. Pendant un mois, l'eau s'est répandue, semant la destruction.

Les organismes humanitaires ont mis du temps à réaliser l'ampleur des dégâts. Le gouvernement du Pakistan, lui, a sous-estimé la gravité de la crise. Le président, Asif Zardani, qui était en tournée en Europe, a refusé de revenir, levant le nez sur la catastrophe qui frappait son pays. Les gens lui en veulent encore.

Said Jan, lui, était aux premières loges. L'eau avait recouvert les routes, coupant Nowshera du reste du monde. Située dans le nord du Pakistan, à moins de 100 kilomètres de la frontière afghane, Nowshera a été une des premières villes frappées par les inondations.

Said Jan a vécu perché sur son toit pendant 72 heures. Sa femme et ses enfants avaient eu le temps de se réfugier au deuxième étage de l'école coranique, une solide bâtisse qui ne risquait pas de s'effondrer.

Les hommes, eux, préféraient rester sur le toit de leur maison, prêts à chasser les voleurs qui voudraient profiter de la panique pour les dépouiller. Ils regardaient, médusés, le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux.

«Tout le monde criait: "Regardez! La maison vient de s'effondrer! "», raconte Said Jan.

D'un toit à l'autre, les hommes se répondaient. Ils criaient pour couvrir le tumulte. Des hélicoptères survolaient la ville en rase-mottes. Said Jan criait à l'aide, les bras en l'air. En vain.

Said Jan était coincé sur son toit, sans nourriture. Il avait peur que sa maison s'effondre. Pour boire, il avait attaché une corde à un seau qu'il descendait doucement pour recueillir l'eau. Une eau sale qui charriait des cadavres et des débris.

«L'eau puait tellement, ça me rendait malade», dit-il.

Aujourd'hui, il campe dans sa cour, à côté de sa maison qui exsude l'humidité. Said, sa femme et ses six enfants dorment encore sous la tente.

Le voisin de Said Jan est connu. La maison appartient à la famille du terroriste Faisal Shehzad qui a été arrêté pour avoir essayé de faire sauter une bombe planquée dans une auto à Times Square, en plein coeur de New York, en mai 2010.

La maison a été abîmée par les inondations. Dans le salon, on distingue nettement la marque laissée par l'eau, à un pied du plafond. La maison est humide et sombre.

«Beaucoup de journalistes sont venus nous poser des questions, explique une nièce de Faisal Shehzad. Mon oncle est connu. Je sais qu'il est en Amérique et qu'il a fait quelque chose de grave.»

Dans la rue, en face de la maison du terroriste, un homme vend des fèves qui flottent dans une sauce suspecte. Il y a presque autant de mouches que de fèves.

Il est midi, des hommes discutent autour de la popote roulante sous un soleil aveuglant. Les inondations?

«J'ai vécu dans une école parce que ma maison a été détruite, raconte Raseed Gul. On était 25 dans une classe, hommes, femmes et enfants. Au bout de trois mois, le gouvernement nous a dit de partir. J'ai planté une tente dans ma cour et j'ai reconstruit une pièce.»

Les hommes grondent, ils sont en colère contre l'État qui les a laissés tomber.

«Je n'ai pas eu d'électricité pendant trois mois, raconte Mohammed Ibrar. Pourtant, j'ai reçu un compte, 5000 roupies (60  dollars)!»

Il n'est pas surpris, juste en colère. « C'est comme ça, au Pakistan», dit-il avec un sourire mauvais.

Ils ont tous une histoire à raconter: ils ont perdu leur maison, leurs chèvres, leurs vaches, leur entreprise. Le ton monte, les mots sont durs, la colère froide.

«J'avais deux vaches et une maison. J'ai tout perdu», dit Kareem Shah, 60 ans.

Il tremble d'indignation. Quand il parle, il frappe la paume de sa main avec son poing. « Le gouvernement a promis de nous aider, il n'a rien fait ! », tonne-t-il.

Les enfants rient en le montrant du doigt.

«Le gouvernement nous a donné 20 000 roupies (235 dollars), corrige Sadiq Anwar. Mais comment voulez-vous reconstruire une maison avec 20 000 roupies?»

Une vieille dame, Raj Bibi, se faufile parmi les hommes en colère. Elle me tend un papier chiffonné et sale. C'est sa carte d'identité.

«Moi aussi, j'ai perdu ma maison, dit-elle. Mon mari est mort, j'ai besoin d'aide. S'il vous plaît.»

***

À quelques kilomètres de là, au deuxième étage d'un bâtiment administratif usé, le chef adjoint du district de Nowshera, Abdul Khan, parle au téléphone tout en signant des papiers dans son grand bureau climatisé.

Le 29 juillet 2010, Abdul Khan a vécu la pire journée de sa carrière. L'eau a tout détruit, impossible de communiquer avec la ville la plus proche, Peshawar. Plus rien ne fonctionnait : ordinateurs, fax, téléphones. Les routes disparaissaient sous six pieds d'eau.

«On était complètement submergés, dit-il. La moitié de la population a été touchée, soit 700 000 personnes.»

Et la colère des gens qui se sont sentis abandonnés?

«Dans le nord du pays, c'est Nowshera qui a été le plus durement frappé, répond-il. Le gouvernement ne pouvait pas aider tout le monde, les organismes humanitaires ont pris les choses en main.

- Que pensez-vous du président Zardari qui a préféré rester en Europe?

Il sourit. «Ça ne regarde pas mon administration.»

Entre deux urgences, Abdul Khan a fait un saut chez lui. «Il y avait déjà deux pieds d'eau dans la maison. J'ai envoyé ma femme et mes enfants dans un endroit sûr. Au cours des jours suivants, je n'ai pas eu une minute pour les visiter.»

***

Nowshera lèche ses plaies. Des familles entières vivent encore dans des écoles. Le gouvernement les tolère, mais il ne leur offre aucune aide.

Dans une petite école abandonnée, un peu en retrait de la route, quatre familles vivent sans eau ni toilette.

«On était locataires, raconte Shamshad. Les inondations ont détruit la maison où nous vivions. On a tout perdu. On reste ici parce que ça ne coûte rien.»

Elle a 25 ans et cinq enfants. Elle vit dans une pièce sans porte, ouverte à tout vent. Sa plus vieille, Mahal, 7 ans, tire rapidement la couverture sur le lit et replace les coussins. Un ventilateur tourne lentement au plafond.

Tous les jours, Shamshad envoie les jeunes chez les voisins avec des bidons pour leur demander de l'eau. Les enfants sont maigres, leur linge sale, les bébés pleurent. L'avenir? «Seul Allah peut m'aider», répond Shamshad.

De l'autre côté de la rue, 12 tentes sont plantées en rangs serrés au bord de la route. Des tentes délavées par les intempéries. Environ 150 personnes, hommes, femmes et enfants, vivent sous ces tentes chauffées par un soleil de plomb. La température sous la tente dépasse les 50 degrés. Un four.

Eux aussi n'ont ni toilette ni eau. Et ils envoient leurs enfants quêter de l'eau chez les voisins, les mêmes que Shamshad.

«Des fois ils disent oui, d'autres fois, ils refusent», dit Said Faqir.

Sa femme est morte d'un cancer juste avant les inondations.

Lui aussi place tous ses espoirs dans Allah.

***

Le Pakistan a évité le pire. Il n'y a pas eu d'épidémies et cette année, la récolte est bonne. La reconstruction, par contre, est difficile, très difficile, précise Kihan Kleinschmidt, de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés.

«Beaucoup de gens dorment sous une tente plantée à côté de leur maison, dit-il. Pas facile d'aider une population aussi démunie.»

Plus de 50 millions de Pakistanais, le tiers de la population, vivent avec moins de 2 dollars par jour. Ce sont eux qui ont le plus souffert, eux qui vivent encore sous la tente, un an après les inondations.

En chiffres

Les dons

Sommes données au Pakistan en ordre décroissant

États-Unis  > 433 millions

Japon  > 270 millions

Union européenne  > 103 millions

Grande-Bretagne  > 78 millions

Australie  > 47 millions

Canada  > 47 millions

Les inondations en chiffres

1700 morts

1,7 million de maisons détruites

3,5 millions de personnes ont vécu dans des camps de fortune installés le long des routes; de 10

à 11 millions avaient besoin d'aide humanitaire directe.

Au total, 21 millions de Pakistanais ont été touchés d'une façon ou d'une autre.

Nowshera

Population: 1,6 million d'habitants.

Environ 45% de la population a été touchée par les inondations, soit 700 000 personnes.

50 000 maisons ont été complètement ou en partie détruites.

La ville a été coupée du monde pendant trois jours.