Des électeurs incapables de trouver leur nom sur la liste électorale. Des manifestants qui expriment leur rejet du régime en place: «Nous ne voulons plus du pouvoir du choléra!» Haïti a connu une journée de vote chaotique, hier. L'opposition a dénoncé «la fraude massive qui est en train de se commettre» et appelé à l'annulation des élections. Mais pour l'heure, il n'est pas question d'invalider le scrutin.

Les bureaux de vote n'avaient pas encore fermé leurs portes, hier, quand des milliers de partisans du chanteur Michel Martelly, candidat à la présidence d'Haïti, se sont mis en marche vers le centre de la capitale en dansant dans une atmosphère de carnaval.

«Jude Célestin donne de l'argent, mais moi, j'ai voté pour Martelly», scandait la foule, en faisant allusion au dauphin du président René Préval, à qui on reproche d'avoir tenté d'acheter l'appui des électeurs.

Quelques heures plus tôt, 12 des 18 candidats à la présidence, y compris toutes les figures de proue de l'opposition, dont Michel Martelly et la favorite des sondages, Mirlande Manigat, avaient réclamé l'annulation du vote et la tenue de nouvelles élections.

Dans une rare déclaration unanime, ces politiciens ont dénoncé «la fraude massive qui est en train de se commettre dans tout le pays et dans la majorité des centres de vote.»

Ils ont reproché au Conseil électoral provisoire, responsable de l'organisation du scrutin, d'avoir «trafiqué» les élections, en accord avec le gouvernement de René Préval. Et ils ont appelé la population à manifester pacifiquement en faveur d'un «Haïti nouveau».

Les élections d'hier sont un «désordre organisé par l'État pour garder les gens dans la misère», a lancé Michel Martelly en quittant l'hôtel Caribe où avait eu lieu la conférence de presse.

«Après le tremblement de terre et le choléra, ce vote est le pire des désastres», a dénoncé un autre candidat de l'opposition, Leslie Voltaire.

«Le parti du pouvoir a dépensé des millions pour gagner ces élections, alors que les gens ont faim. Nous voulons la démocratie», s'est exclamée une femme croisée sur la route montant vers l'hôtel Caribe.

Pour qui avait-elle voté? «Mon vote est secret, mais je peux vous dire que j'ai voté contre Inité», a-t-elle répondu, citant le parti du président René Préval.

Vote de rejet

Voilà qui résume bien l'atmosphère qui régnait hier à Port-au-Prince, où l'on sentait un engouement enthousiaste pour le candidat à la tête chauve, Michel Martelly. Mais où dominait surtout le rejet massif du régime en place, désormais associé à l'épidémie de choléra qui a fait plus de 1600 morts depuis cinq semaines.

Les manifestants ont arraché des dizaines d'affiches de Jude Célestin, qui avait tapissé la ville de son visage souriant, rayé d'une moustache. Hier après-midi, des centaines de ces affiches jonchaient les rues de la capitale.

En début d'après-midi, le chanteur Wyclef Jean, dont la candidature à la présidence a été rejetée par le Conseil électoral, a rejoint la camionnette de Michel Martelly qui a défilé devant une population en liesse.

«Je suis très fier, Michel Martelly est un homme généreux, il donne à manger aux gens, moi, j'ai déjà joué au football avec lui, vous imaginez Jude Célestin jouer au football?» a demandé un des manifestants, Marvin Petit-frère, qui exultait au point d'embrasser les passants.

Le climat de fête qui régnait hier à Port-au-Prince n'avait rien à voir avec les manifestations violentes qu'Haïti a connues la semaine dernière. Il n'y avait ni pierres ni pneus brûlés. Mais ailleurs au pays, on a rapporté quelques explosions de violence. À Jacmel, des partisans de Michel Martelly et de Jude Célestin se sont affrontés à coups de pierres. Dans plusieurs villes, des boîtes de scrutin ont été vidées dans la rue. Plusieurs bureaux de vote ont été saccagés et deux personnes ont été tuées dans des affrontements à Aquin, près de la ville des Cayes, selon la presse locale.

Dans la capitale, les manifestants se sont dirigés vers un bureau du Conseil électoral, des pierres ont été lancées et la manifestation a finalement été dispersée au moyen de gaz lacrymogènes.

Vote chaotique

Ces incidents sont survenus à l'issue d'une journée de vote chaotique. D'innombrables électeurs ne parvenaient pas à trouver leur nom sur la liste électorale et ne savaient pas dans quel bureau de scrutin ils devaient voter.

«Je n'ai pas trouvé mon nom, je ne pourrai pas voter», pestait Dalia, rencontrée à la sortie du bureau de vote du Lycée français, dans Pétionville, une demi-heure avant la fermeture du bureau de scrutin.

Un autre électeur, Paul Ismerand, a passé des heures à chercher son nom lui aussi. Il a fini par le trouver. «Moi, j'ai voté contre ce gouvernement. Nous ne voulons plus du pouvoir du choléra!»

Louis Smith s'est rendu tôt hier matin au lycée Sainte-Anne, à Cité-Soleil, célèbre bidonville de Port-au-Prince, où il devait travailler comme scrutateur. «Je suis arrivé à 3h du matin, mais je me suis rendu compte que ma place avait été prise», a-t-il déploré.

Pas question d'annulation

Avec le déroulement chaotique du vote, les dénonciations de fraude et l'appel au report de l'élection, le Conseil électoral provisoire a fini par admettre qu'il y avait eu des problèmes dans une centaine de centres de vote. Mais pas question d'annuler l'élection, le Conseil n'ayant pas reçu de demande formelle en ce sens.

La veille du vote, le chef de la mission d'observation de l'Organisation des États américains, Colin Granderson, a dit prendre au sérieux les rumeurs dénonçant les changements de dernière minute sur les listes de superviseurs des bureaux de vote. Mais dans l'ensemble, il a dit faire confiance aux «verrous» que le Conseil électoral avait instaurés contre la fraude.

La conférence de presse au cours de laquelle la mission de l'OEA devait faire ses premières observations, hier, a été annulée après l'appel à la suspension du scrutin. La mission a déployé 118 observateurs internationaux pour suivre le vote dans environ 11 000 bureaux de scrutin.