Après la révolution orange en Ukraine, des roses en Géorgie et du cèdre au Liban, c'est aux Tunisiens de baptiser le mouvement populaire qui a causé la chute du président Ben Ali : la révolution de Jasmin. Cependant, en arrivant à Tunis, notre envoyée spéciale a pu constater que les lendemains du départ du dictateur ne se vivent pas que dans la joie. Une vive tension plane dans l'air alors que pillages et violences inquiètent une population néanmoins enthousiaste.

Belle avenue bordée d'arbres et de majestueux immeubles blancs, l'artère principale de Tunis, l'avenue Habib Bourguiba, a l'air ces jours-ci d'un champ de bataille.

Des chars d'assaut y sont déployés en permanence. Des hommes armés, certains en uniforme, d'autres en civil, en surveillent l'accès.

Alors que vendredi, des dizaines de milliers de Tunisiens enthousiastes ont envahi cette avenue pour demander le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali, peu de curieux s'y aventuraient hier.

Ceux qui s'y risquaient le faisaient à leurs risques et périls. À plusieurs reprises, hier après-midi, des coups de feu y ont retenti, forçant des dizaines de personnes à prendre la fuite et à se barricader dans la première maison accessible, y compris l'auteure de ces lignes, qui a été recueillie par deux bons Samaritains.

Aux dires de l'armée, deux tireurs à vue campés sur des toits ont été abattus par ses troupes. Trois Allemands et deux Suédois en possession d'armes ont aussi été arrêtés dans le même secteur.

Tension d'après-règne

La tension est palpable au centre-ville de Tunis depuis que le dictateur tunisien, au pouvoir depuis 23 ans, a quitté le pays pour l'Arabie Saoudite.

L'armée, qui a pris le parti des citoyens qui protestaient contre le chômage, le coût de la vie et le régime autoritaire de Ben Ali depuis un mois, tente tant bien que mal de maîtriser la situation.

Cependant, autant samedi qu'hier, les pillages et les actes de violence se sont multipliés dans plusieurs parties du pays. Des magasins appartenant à des membres de la famille du président et de sa femme, Leïla Trabelsi, ont été saccagés. Idem pour une banque et la gare centrale de Tunis. À Monastir, sur la côte, l'incendie d'une prison a fait plus de 40 morts. Hier soir, des échanges de coups de feu ont aussi eu lieu devant le Palais présidentiel.

Dans une déclaration téléphonique à la télévision publique hier soir, le premier ministre Mohammed Ghannouchi, qui devrait annoncer aujourd'hui la composition du nouveau gouvernement, a averti que les autorités de transition ne feraient preuve d'«aucune tolérance» envers ceux qui sèment le chaos dans le pays.

Des milices pro-Ben Ali?

Plusieurs soupçonnent des milices armées, fidèles au président déchu, d'être responsables de la majorité des actes de violence des derniers jours. Hier, en entrevue à la télévision française, l'ambassadeur démissionnaire de la Tunisie auprès de l'UNESCO, Mezri Haddad, a accusé Ben Ali d'avoir «planifié l'anarchie» en finançant et armant ces milices.

L'armée a arrêté hier l'ancien ministre de l'Intérieur Rafik Belhaj, responsable des services de police pendant la répression des manifestations du dernier mois, qui a coûté la vie à au moins 66 civils.

Il a aussi été annoncé hier que l'ancien chef de la sécurité de Ben Ali, le général Ali Seryati, a également été appréhendé et sera accusé d'avoir menacé la sécurité nationale et provoqué la violence armée au cours des derniers jours.

Le clan de Ben Ali a pour sa part subi une perte. On a reçu la confirmation hier qu'un des gendres du président, Imed Trabelsi, poignardé la semaine dernière, a succombé à ses blessures.

Aux armes, citoyens

Inquiets du déferlement de violence et ayant de la difficulté à en déterminer les responsables, des citoyens se sont constitués en comité pour protéger leurs quartiers.

De jeunes hommes dans la vingtaine, armés de bâtons et de matraques, mettent sur pied des barricades de fortune, contrôlent les véhicules et immobilisent les pilleurs avant de les remettre à l'armée. Au centre-ville, hier, on croisait un de ces groupes tous les 50 mètres. L'un d'entre eux venait tout juste d'arrêter six jeunes hommes qui s'apprêtaient à s'en prendre à un commerce.

«On a réussi à faire une révolution dans notre pays, mais depuis, il y a des hommes armés qui tirent n'importe où. Ils ne vont pas nous ramener en arrière», témoigne Youssef Zékri, quincailler et chef pâtissier de 22 ans qui s'est joint au comité de surveillance de son quartier. «On ne dort pas ces jours-ci. On monte la garde de 17h le soir à 4-5h du matin», ajoute-t-il fièrement.

Inquiets, mais fiers

Le sentiment de fierté, mêlé d'inquiétude, qu'exprimait hier Youssef Zékri est largement partagé parmi les Tunisiens rencontrés au cours des derniers jours. Tous se disent impressionnés par le courage de leurs concitoyens qui ont bravé les avertissements et la répression de la police pour prendre part à des manifestations.

De leur maison de la rue Mohammed Ali, où ont débuté à Tunis les manifestations du dernier mois, Hamadi Baklouti et Sondes Bakar ont documenté autant la violence que les gestes de bravoure qui ont eu lieu sous leur fenêtre et les ont mis en ligne sur Facebook, comme des milliers d'autres Tunisiens. «La dernière fois qu'il y a eu des émeutes populaires à Gafsa, l'information a été étouffée, mais cette fois, l'information est partout», s'enthousiasme Hamadi Baklouti, professeur d'enseignement technique.

Dans un pays où la presse a été gardée sous une chape de plomb pendant deux décennies et où toute dissension politique pouvait se traduire en oppression, cette nouvelle liberté d'expression et cette libre circulation de l'information est selon lui un des plus beaux fruits de la révolution de Jasmin, nom que donnent les Tunisiens au mouvement populaire qui a changé la face de leur pays. «C'est un grand moment pour notre pays», note-t-il alors qu'en arrière-plan, on entend le bruit des fusils.

-Avec l'AFP