«Le séisme en Haïti a été tout un choc. J'étais dans un état d'urgence physique, viscéral. Je ne sais même pas ce que j'ai mangé ou si j'ai dormi pendant plusieurs semaines. Tout le monde me demandait ce que le groupe (Arcade Fire) allait faire. C'était difficile d'attendre pour agir. Mais quelque chose en moi me disait: garde le cap, pense à long terme.»

Assise en indien sur un des divans de l'hôtel Gault, dans le Vieux-Montréal, Régine Chassagne est aujourd'hui convaincue qu'elle a bien fait de prendre son mal en patience après le séisme qui a englouti la vie de 300 000 personnes en Haïti, le pays d'origine de ses parents. Et du coup, qui a entraîné l'arrivée massive de travailleurs humanitaires, des plus au moins expérimentées.

Un an après le séisme, Kanpe, l'organisation que la musicienne et figure de proue du célèbre groupe Arcade Fire a fondée avec une autre montréalaise, la femme d'affaires Dominique Anglade, s'apprête tout juste à passer à l'action en Haïti.

À Thomonde, pour être plus exact, un village de 40 000 personnes particulièrement éprouvé par la pauvreté et par l'arrivée de sinistrés de Port-au-Prince dans la dernière année. «C'est un choix stratégique de commencer notre travail à Thomonde», note Régine Chassagne en expliquant que le renforcement des villes périphériques aide notamment à enlever de la pression sur la capitale haïtienne. Les fans d'Arcade Fire y verront peut-être aussi un clin d'oeil au dernier album du groupe, The Surburbs.

D'ici trois mois, quelque 150 familles de Thomonde, donc, seront prises en charge par Kanpe. L'organisme, dont le nom signifie Debout en créole, s'est donné pour objectif de les aider à «briser le cercle de la pauvreté» en 18 mois, en s'attaquant à la fois à la santé, l'éducation, la nutrition, l'agriculture, le logement et l'autonomie financière. Pour arriver à ses fins, Kanpe mettra à profit les expertises de diverses ONG, dont Fonkose, qui s'occupe de microfinancement et Partners in Health, un organisme qu'Arcade Fire soutient depuis 2005.

«Nous allons documenter notre expérience. Voir ce qui fonctionne et ce qui fonctionne moins bien. Éventuellement, c'est un modèle qui pourrait être utilisé nationalement en Haïti ou ailleurs dans le monde» estime Dominique Anglade, qui préside Kanpe, tout en jonglant avec ses tâches de mère de famille et sa carrière de consultante chez McKinsey&cie - «pas vraiment un boulot 9 à 5. Plutôt du 8 à 22h!», ironise-t-elle.

Du deuil à l'action

Si Dominique Anglade célèbre ces jours-ci l'envol de Kanpe, l'anniversaire du séisme éveille aussi en elle des souvenirs extrêmement douloureux. Le 12 janvier 2010, son père et sa mère, Mireille et George Anglade, ont perdu la vie dans le tremblement de terre. Issus de l'élite haïtienne qui s'est exilée au Québec pendant la dictature des Duvalier, ils ont tous deux laissé une lourde empreinte sur le Québec. Écrivain et professeur de géographie sociale, George Anglade a été l'un des fondateurs de l'UQAM alors que sa femme a combiné des carrières de diplomate, d'enseignante et d'auteure.

Cette immense perte n'a cependant pas freiné les ardeurs de Dominique Anglade, qui avait déjà commencé à échafauder le projet de Kanpe avec Régine Chassagne avant le séisme dévastateur. «Je vivais un drame personnel à l'intérieur d'un drame national. Mais on essaie de ne pas se regarder soi-même dans un drame comme celui-là. Mes parents avaient 65 ans, moi, j'ai ma profession, j'ai mes enfants. Je n'ai pas tout perdu comme d'autres en Haïti, relativise-t-elle. Le séisme, ç'a été un coup d'accélérateur. Mes parents auraient voulu que j'aille de l'avant», témoigne-t-elle, sous le regard rempli de sympathie de son amie de longue date.

Deux générations d'amitié

Les deux trentenaires se connaissent depuis qu'elles sont enfants. «Nos parents étaient amis. Nous allions à l'anniversaire de l'autre. Nous allions faire du camping ensemble, puis nous nous sommes perdues de vue», raconte la musicienne des deux. Elles se sont retrouvées adultes, chacune au sommet de son art, mais avec un désir criant de s'investir dans le pays qui a vu naître leurs parents. Si Mme Anglade tient sur ses épaules l'administration de la jeune organisation, Régine Chassagne, elle, a donné un immense coup de main en amassant des fonds pendant les concerts d'Arcade Fire. À ce jour, Kanpe dispose de 365 000$. «L'idée, c'est d'exploiter les forces de chacun», note Dominique Anglade.