On va souper dans le salon. Ça n'arrive pas très souvent, mais ce soir, mon frère est chez son copain Ronald, et ma soeur en répétition pour son récital de ballet. Alors lorsqu'on ne se retrouve que tous les trois, mon père, ma mère et moi, on s'installe devant la télé.

Au menu, steak, frites et nouvelles. C'est bon! Le monsieur en cravate fronce les sourcils: «Nous allons vous montrer des images qui risquent de choquer...» Un enfant d'une maigreur comme je n'en ai jamais vu, le ventre anormalement boursoufflé, les yeux noirs comme la mort, est assis sur le sable. Les mouches tournent autour de lui comme des vautours. Puis une femme, aux seins rachitiques, tente de nourrir un bébé qui n'a pas la force de téter. La caméra zoome arrière: des centaines et des centaines de cadavres vivants attendent la fin, mourant de faim.

Je n'arrive pas à avaler ma bouchée. Je me tourne vers mes parents: ma mère pleure et mon père hoche la tête. Le souper est terminé. On n'a plus d'appétit. L'enfant que je suis pose la question toute simple: pourquoi? Et les adultes que sont mes parents essaient d'expliquer, mais n'y parviennent pas. Ils ne savent pas.

Les images de la famine en Éthiopie, en 1973, ont foudroyé la planète en entier. Quatre ans après avoir vu l'homme marcher sur la Lune, après avoir applaudi la grandeur de l'homme, on voyait l'homme crever sur la dune, on constatait la petitesse de l'homme. Pas tant la petitesse des corps que la petitesse des coeurs de tous les autres humains, comme nous, qui laissaient une telle chose se produire.

Mon père a sorti son porte-monnaie de sa poche arrière, ma mère a fouillé dans sa sacoche, j'ai cassé mon cochon. On a tous fait des dons à Oxfam en espérant régler le problème. En espérant que tout le monde mange en paix.

On croyait avoir réussi, quand en 1984, les images sont revenues à la télé. C'était exactement les mêmes. L'enfant maigre au gros bedon, la mère épuisée berçant un bébé agonisant, le désert rempli de sacrifiés. C'est comme s'ils n'avaient pas bougé. Comme s'ils n'avaient même pas eu la force de mourir.

Ça nous a encore fait mal. Mais moins, il faut l'avouer. On s'habitue à tout, surtout au malheur des autres. Il a fallu que les stars se mobilisent et nous brassent un peu. En chantant Do They Know it's Christmas?, We Are the World et Les yeux de la faim, ils ont réussi à nous soutirer quelques sous. Et nous donner l'illusion de sauver le monde. Une autre fois.

Des images de la famine actuelle en Somalie, je n'en ai pas vraiment vu. Ou si je les ai vues, elles sont passées très vite, avant la météo. Les médias doivent trouver que c'est du réchauffé. De toute façon, ça fait longtemps que les images ne nous impressionnent plus. Les meurtres, les guerres, les tragédies, on a vu tout ce qu'il y avait à voir sur YouTube. On est immunisés. Habitués.

Et quand bien même, que les yeux noirs comme la mort d'un petit Africain, crevant de faim, nous émeuvent encore, on est convaincu qu'on ne peut rien y faire.

Avant, on croyait que le vingt piastres qu'on envoyait aux organismes humanitaires se transformait en des centaines de verres de lait que les bons missionnaires distribuaient aux gens dans leur désert, pour le plus grand soulagement. Qu'ils pouvaient sourire à nouveau, une moustache de lait autour de la bouche, grâce à nous.

Maintenant, on pense que notre vingt piastres ne se rendra pas à ceux qui souffrent, qu'il va plutôt finir dans les poches de ceux qui font souffrir, dans les poches d'un gouvernant corrompu de ces pays maudits, qui va s'en servir pour se payer un drink. Grâce à nous.

On en devient fataliste.

C'est triste, mais c'est comme ça.

Il y a 38 ans, la faim dans le monde était notre priorité. On était si remués qu'on ne voulait plus manger tant que les petits Africains ne mangeraient pas, eux aussi.

Aujourd'hui, la priorité, c'est la dette des États-Unis. Pas la Somalie. Les économistes nous l'ont bien expliqué. Si le système capitaliste pète, tout pète. Alors si on ne veut pas perdre notre pouvoir d'achat, il faut se concentrer sur la dette américaine, européenne, canadienne et québécoise.

Pendant ce temps, ils sont des milliers à mourir de faim et d'indifférence. Surtout d'indifférence.

Il n'y a même plus d'enfants qui demandent pourquoi.

Il n'y a même plus d'adultes embarrassés de ne pas savoir.

Est-ce qu'il va falloir que James Cameron aille tourner la famine en Somalie en 3D pour que les images nous chavirent, pour que nos coeurs pleurent à nouveau sur le sort des victimes, pour que nos têtes essaient de trouver une solution?

Sur la liste de tous nos gros problèmes, 12 millions de personnes en train de mourir de faim, est-ce que ça pourrait être en haut?

Ce n'est plus mon petit cochon que je dois casser, c'est mon coeur de pierre.