La famine s'étend comme une tache d'huile dans la Corne de l'Afrique. Cette semaine, les Nations unies ont annoncé que cinq régions de la Somalie sont maintenant atteintes et que le pays en entier pourrait sombrer dans la famine d'ici un mois. Incapables de se procurer le minimum vital, près de 2 millions de Somaliens ont dû quitter leur village. Mais le chemin qu'ils empruntent pour obtenir de l'aide est souvent aussi désastreux que ce qu'ils ont laissé derrière eux.

Il n'est pas encore 7h du matin que, déjà, près de 500 Somaliens sont massés devant la porte du centre de réception du camp de réfugiés de Dadaab, dans le nord-est du Kenya. En haillons pour la plupart, ils ont les yeux hagards et l'air exténué. Pour arriver ici, ils ont entrepris le voyage le plus dangereux de leur vie. Un voyage qui leur a souvent coûté très, très cher.

Assise dans le sable brûlant, deux enfants d'une extrême maigreur sur les genoux, Halima Isaack, coiffée d'un voile fuchsia, ravale ses sanglots du mieux qu'elle peut en racontant la marche de 15 jours qu'elle a entreprise avec son mari et ses 6 enfants.

Son malheur n'est pas difficile à comprendre. Elle est arrivée au camp avec deux enfants en moins. Le premier est mort dans son village, «d'une cause naturelle», explique-t-elle. Le deuxième, âgé de 6 ans, n'a pas survécu aux longues journées de marche. Il a succombé à la faim, à la soif. Il est devenu l'une des milliers de victimes de la famine qui afflige cinq régions du sud de la Somalie.

«On a fait tout le chemin à pied. Nous n'avions absolument rien à manger. Nous avons dû mendier dans les villages que nous traversions pour survivre. Tous les vêtements que nous portons nous ont été donnés», raconte-t-elle avec retenue.

«En chemin, trois de mes enfants sont tombés malades. Mon fils aîné, Abdi, est mort il y a deux jours. Au moins, nous avons pu lui faire un enterrement décent. Il y avait beaucoup d'autres réfugiés avec nous», dit-elle pour se consoler et pour amoindrir la souffrance de son mari, qui tient sa tête entre ses mains. Perdre un fils aîné, dans la culture somalienne, équivaut en quelque sorte à la fin du monde.

Après l'horreur, les soins

Halima sait d'ailleurs que son monde ne sera plus jamais le même. Son village a été déserté par ses habitants, partis les uns après les autres parce que la terre desséchée ne leur permettait plus de se nourrir ni de garder leur bétail en vie.

La jeune femme espère cependant qu'elle pourra conserver le peu qu'il lui reste dans le camp de réfugiés de Dadaab. «J'espère que des médecins vont vite s'occuper de mes deux enfants qui sont malades. Je ne peux pas les perdre eux aussi», implore-t-elle.

Ces prières ont été entendues quelques minutes après notre rencontre, Halima et sa famille ont été appelés à l'intérieur du camp, où des médecins les ont auscultés et où ils ont reçu une ration alimentaire qui leur permettra de tenir 21 jours.

Pillages et viols en hausse

La famille d'Ahmed Shabow a elle aussi reçu l'attention immédiate des employés du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Mais pour une tout autre raison. M. Shabow et ses proches, qui ont fait le voyage de la Somalie à Dadaab en voiture, ont été la cible de huit bandits armés, à moins de 30 km du camp de réfugiés.

L'embuscade a eu lieu à l'intérieur des frontières du Kenya, où les réfugiés se croyaient plus en sécurité qu'en Somalie, ravagée tant par la guerre civile que par la sécheresse. «Nos agresseurs nous ont dit de descendre du véhicule. Ils ont pris tout ce que nous avions. Ensuite, ils ont choisi cinq des femmes qui étaient avec nous et les ont emmenées dans les bosquets pour les violer», dit l'homme de 32 ans, d'une voix saccadée.

Les hommes n'ont pas été épargnés. Ils ont été battus à coups de bâton et de crosse de fusil et forcés de finir le voyage à pied. «Un des bandits a mis du sable dans la bouche de mon petit garçon pour me tester. Comme homme, je me suis senti impuissant. Ils ont torturé mon enfant et violé ma soeur. Je n'ai pas pu protéger ma famille.»

En plus de sa soeur, aussi âgée de 32 ans, les bandits s'en sont pris à deux autres femmes et à deux adolescentes. La plus jeune, une fillette de 13 ans, a été grièvement blessée.

«L'agression de ces cinq femmes est la pire répertoriée à ce jour. Les viols sont de plus en plus fréquents. Le mois dernier, nous en avons dénombré huit. Ce mois-ci, nous en sommes déjà à 11, se désole le Dr Ahmed Wardere, qui travaille à l'hôpital situé à l'entrée du camp. Ces bandits s'en prennent aux gens les plus vulnérables du monde entier.» Parmi les victimes, il y a notamment eu une fillette de 4 ans. Et des hommes.

Une fois à Dadaab, en plus d'être suivies par des médecins, les victimes de viol reçoivent une aide psychologique de l'organisme CARE. «Nous faisons un suivi pour nous assurer que les victimes ne s'isolent pas, qu'elles mangent, qu'elles continuent de parler aux gens autour d'elles», explique Faiza Dahir, l'une des responsables du programme. Combattre l'isolement n'est pas tâche facile. Les femmes qui ont été violées sont souvent montrées du doigt par les autres réfugiés. «Quand je vais chercher de l'eau ou quand je marche, je sens les regards des autres sur moi. Je les entends chuchoter. C'est difficile à porter», dit Fatouma (nom fictif), 20 ans, originaire de Mogadiscio. Elle a été violée le mois dernier, à quelques heures de son arrivée à Dadaab. «J'aimerais tellement pouvoir revenir en arrière et ne jamais faire le voyage vers Dadaab. Je pense constamment à ce qui est arrivé», dit-elle avant de rabattre son niqab sur son visage.

Les bandits et la faim ne sont pas les seuls dangers qui guettent les réfugiés. Les bêtes sauvages s'en mêlent aussi. «Nous avons vu des hyènes qui ont pris goût à la chair humaine», a dit à La Presse Horsungo Kismayo, un nouvel arrivant. Selon plusieurs rapports, deux femmes auraient été mangées par des hyènes au cours des dernières semaines.

Alléger le voyage, au plus vite

Conscient des dangers inouïs auxquels s'exposent les Somaliens qui font le voyage pour trouver de l'aide, le HCR tente de mettre sur place un dispositif d'assistance dès leur arrivée à la frontière kenyane. «Nous devons absolument tout mettre en oeuvre pour qu'ils arrivent ici en toute sécurité. Nous allons bientôt ouvrir un centre d'accueil à la frontière. Nous pourrons y distribuer des rations alimentaires et utiliser des véhicules pour les derniers kilomètres du périple, mais tout ça va prendre au moins un mois», note Mehreen Afzal, agente de protection des réfugiés au HCR.

Un mois qui risque d'être bien long pour les quelque 40 000 personnes qui, au péril de leur vie, accompliront le terrible périple pour échapper à la famine.