Les tempêtes sont dangereuses dans Bombay Street. Trop souvent, dans cette rue catholique de l'ouest de Belfast, ce n'est ni de la pluie, ni de la neige qui tombe du ciel, mais bien des pierres, des briques et des bouteilles.

La fenêtre du salon de Brian est griffée de rayures. «Ce sont des marques de briques. Heureusement que j'ai des vitres renforcées, sinon je devrais souvent les remplacer», raconte-t-il, l'air résigné. «Nous sommes habitués. Ça arrive toutes les semaines. Chaque fois, il faut avertir les voisins de déplacer leurs voitures.» Devant sa porte, les touristes défilent en black cab pour visiter un monument aux martyrs républicains, adossé à l'un des sinistres «murs de paix» qui déchirent toujours les quartiers ouvriers de Belfast. Une murale rappelle les violentes émeutes de l'été 1969, au cours desquelles des loyalistes ont brûlé les maisons de Bombay Street.

C'était il y a 40 ans. Ici, pourtant, c'est comme si c'était hier.

En réponse aux émeutes, l'armée britannique a planté une clôture de barbelés entre Bombay Street et Cupar Way, en zone protestante. «C'est très, très temporaire. Nous n'aurons pas de mur de Berlin dans cette ville», avait assuré le lieutenant-général Ian Freeland, commandant de l'armée en Irlande du Nord à l'époque.

Mais le conflit a duré. Et les barbelés se sont transformés en mur de paix, toujours plus solide, toujours plus haut.

Aujourd'hui, la structure impressionne: cinq mètres de ciment, surmonté de trois mètres de métal opaque, coiffé de six mètres de grillage. Au total, donc, 14 mètres de béton et d'acier. L'horizon bouché de Brian. Ce père de cinq enfants ne s'en plaint pas: «Ce n'est pas le moment de démanteler le mur. Il y a encore trop d'amertume.»

Guy Frame habite Cupar Way. C'est le voisin que Brian n'a jamais rencontré. Il lui ressemble. Il a trois enfants, avec lesquels ceux de Brian ne joueront jamais. Les deux familles habitent à quelques dizaines de mètres l'une de l'autre. Mais un mur les sépare. Et il ne tombera pas de sitôt, prédit M. Frame. «Il y a trop de haine.»



Photo Reuters

Un homme promène son chien le long de l'un des 88 «murs de la paix» de Belfast Ouest.

L'apartheid après la guerre

Onze ans après la signature des accords de paix, l'Irlande du Nord a changé de visage. Les tours de surveillance de l'armée britannique ont été démantelées. Les soldats sont rentrés dans leurs casernes. L'anneau de fer qui entourait le centre-ville de Belfast a disparu. Des politiciens autrefois ennemis partagent le pouvoir à Stormont, le parlement de la province.

Restent les peace walls. Des douzaines de kilomètres de murs, destinés à protéger les résidents des attaques sectaires, mais qui cimentent surtout les divisions entre les communautés catholique et protestante. Paradoxalement, malgré la paix, ces imposantes structures se multiplient : on en compte deux fois plus aujourd'hui qu'en 1998.

Le gouvernement britannique est officiellement responsable de 47 murs de paix en Irlande du Nord, dont la grande majorité (36) dans les quartiers ouvriers de Belfast, durement frappés par la violence, la pauvreté et le chômage. Mais il n'est pas le seul à en construire. Il y a aussi la ville, divers organismes et des promoteurs privés. Sur le terrain, Neil Jarman, directeur de l'Institute for Conflict Research, a dénombré pas moins de 88 murs, cloisons et barrières entre les deux communautés.

Ces murs sont le plus grand symbole des profondes divisions qui déchirent toujours la société nord-irlandaise.

La belle histoire racontée aux touristes ne dit pas tout. Les bars branchés et les restaurants chic du centre-ville cachent une autre réalité. «C'est un peu comme si l'Irlande du Nord s'était payé une belle opération de chirurgie esthétique mais n'avait jamais soigné la maladie qui couve», dénonce Lady May Blood, qui travaille depuis 50 ans pour améliorer le sort de sa communauté protestante de Shankill, dans l'ouest de Belfast.

Cette maladie, c'est la ségrégation. Au plus fort des troubles, 60000 personnes ont été forcées de quitter leur maison dans les quartiers mixtes de la ville. Ces quartiers se sont transformés en ghettos, où catholiques et protestants ne se mélangent plus. La haine, la méfiance et la peur se sont installées à demeure.

Sarah Gillett se souvient du temps où sa mère préparait des sandwichs pour assister aux défilés orangistes de juillet. «Aujourd'hui, on leur lancerait des pierres!» avoue cette catholique de Falls Road, tout près de Shankill. Elle ne s'y aventurerait plus pour tout l'or du monde. «J'ai trop peur.» Les parades, surtout, l'angoissent. «On entend le bruit des tambours et des injures contre le pape de l'autre côté du mur», raconte-t-elle en frissonnant.

Les barrières ne sont pas que dans les rues. Elles existent aussi en politique, en éducation, dans les loisirs et les sports. Protestants et catholiques ne se font plus la guerre, mais ils mènent leur vie en parallèle. «Les murs ne sont pas comme celui de Berlin, où l'on empêchait les gens de traverser, dit Lady Blood. Ici, on peut facilement passer d'un côté à l'autre. Les murs sont davantage dans l'esprit des gens.»

Et ils sont d'autant plus difficiles à faire tomber.

Toujours plus hauts

Pour le gouvernement, les murs sont encore le meilleur moyen de prévenir la violence dans les multiples «interfaces» de Belfast, ces zones de fracture entre les deux communautés. Les forces de l'ordre sont convaincues qu'ils contribuent à réduire le nombre d'attaques sectaires. Pour elles, un mur de paix vaut 100 policiers.

Mais les murs ne semblent jamais assez hauts. Dans Bombay Street, la cour de Seaneen Murphy donne sur le mur de 14 mètres. Elle est aussi entièrement recouverte d'un épais grillage métallique qui bloque les tirs de briques et de bouteilles. Dans cette cour triste et sans verdure, on a la nette impression de vivre en cage.

«Les murs n'assurent pas la sécurité puisque les gens trouvent le moyen de lancer des choses par-dessus, constate Neil Jarman. Pire, les murs signifient que l'ennemi se trouve de l'autre côté.» Les murs deviennent ainsi des «marqueurs» qui permettent de cibler plus facilement la communauté rivale.

Résultat, il est plus dangereux de vivre près d'un mur de paix que partout ailleurs en Irlande du Nord. Selon le démographe Peter Shirlow, près de 70% des meurtres liés aux troubles sont perpétrés à moins de 500 mètres des murs censés protéger les résidants des attaques sectaires.

Mais les plus savantes analyses ne convaincront pas ceux qui vivent dans les quartiers lézardés par ces murs - et qui ne tiennent pas à les voir disparaître. Ici, la haine et la peur sont si tenaces que peu de gens pensent voir tomber ces sinistres structures de leur vivant. «La personne qui a appelé ça des «murs de paix» devrait être abattue, tranche Lady Blood. Ils n'ont jamais amené la paix; que des problèmes.»

Photo AP

Des enfants s'appuient sur l'une des nombreuses barrières qui divisent les quartiers catholiques et protestants de Belfast.

Le coût des murs de Belfast

1969: Premier «mur de paix» érigé à Belfast.

2007: Dernier mur érigé.

88: Nombre de murs à Belfast aujourd'hui.

21 km: Longueur, si on les mettait bout à bout.

47: Murs gérés par le gouvernement britannique en Irlande du Nord  (dont 36 à Belfast)

500 000$: Coût de l'entretien des murs pour les contribuables britanniques en 2008

2,6 milliards: Coût annuel, en dollars canadiens, de la division en Irlande du Nord.