Celui qui aime l'Égypte ne doit pas rester à Tahrir! Il doit aller voter! Le pays est instable à cause de Tahrir. Et puis, c'est qui ces gens à Tahrir?»

Alors que des milliers de manifestants continuaient à protester hier contre un pouvoir militaire qui durcit le ton, le poissonnier Ibrahim Abbas, 53 ans, maugréait. Dans cette rue poussiéreuse du centre-ville du Caire, il attend. Il attend des clients qui ne viennent pas. Il attend surtout que Tahrir se calme et que la vie normale reprenne son cours. C'est bien beau les révolutions, mais qu'est-ce qu'un poissonnier qui ne vend plus de poissons? «Il n'y a personne!» dit-il, en regardant son petit commerce désert comme on regarde un paysage dévasté.

Poisson 25 janvier», lit-on sur l'enseigne. Le nom de la poissonnerie est marqué de cette date qui a déjà évoqué l'espoir. Le sien et celui de millions de gens. «J'ai soutenu au début la révolution du 25 janvier, dit-il. J'étais content. Mais ce qui arrive maintenant, ce n'est pas la révolution.» Quelque chose qui ressemble plus au chaos, dit-il. «Qui va nous diriger si on met dehors la police et l'armée?»

Chaos ou pas, les premières élections libres depuis la chute de Moubarak doivent commencer aujourd'hui dans un climat de tension, d'inquiétude et d'insécurité. Bien des révolutionnaires entendent boycotter le scrutin. Des gens comme Saad Alhefnawy, 34 ans, qui était en train de hisser des tentes hier, place Tahrir, pour des gens de son village venus participer au sit-in. Au lendemain de la révolution, cet ex-militant du parti nassérien a fondé un parti appelé «Tahrir». La semaine dernière, après avoir été témoin de la répression dont ont été victimes des manifestants - les affrontements avec les forces de l'ordre ont fait au moins 40 morts et des centaines de blessés -, il a décidé de se retirer de la course. Le pouvoir militaire, qui assure la transition, est allé dans la mauvaise direction, dit-il. Il a perdu sa légitimité pour diriger le pays. Il doit rendre le pouvoir aux civils. «Nous venons ici pour que le conseil militaire rebrousse chemin et que l'on puisse compléter la révolution».

Frères musulmans

Ghada Kamal, membre du Mouvement du 6 avril, fer de lance du soulèvement, espérait que les bureaux de scrutin n'ouvrent pas ce matin. Elle boycottera les élections, c'est sûr, dit-elle. Une décision qu'elle a prise après le massacre des derniers jours, place Tahrir.

Le seul groupe qui va bénéficier des élections, c'est les Frères musulmans», dit la jeune femme, avec amertume. Comme bien des manifestants, elle leur reproche de se joindre au mouvement révolutionnaire seulement pour servir leurs intérêts, se gardant bien de froisser le pouvoir militaire. «Ils ne sont pas venus à Tahrir avec nous alors que des gens avaient été tués», rappelle-t-elle.  

Opportunistes, les Frères musulmans? Non, dit Osama Yaseen, secrétaire général adjoint du parti Liberté et Justice, l'aile politique des Frères musulmans. «Nous ne sommes pas allés à la manifestation à Tahrir parce que nous en sommes venus à la conclusion que la violence mènerait à plus de violence et d'instabilité. Nous savions que notre décision nous vaudrait des critiques des médias et des manifestants».

Alors que de nombreux observateurs prévoient un triomphe des Frères musulmans, Osama Yaseen refuse d'aller aussi loin. «Seul Dieu le sait. Le plus important est que le processus se fasse pacifiquement. Mais j'ai confiance dans le peuple égyptien et sa maturité. Il sait comment identifier le bon candidat et la vérité».  

Karim Abadir, un des fondateurs du parti des Égyptiens libres, croit que l'on accorde beaucoup trop d'importance aux Frères musulmans. «Tout le monde surestime leur pouvoir», dit ce professeur d'économétrie.  

Le parti des Égyptiens libres est une nouvelle formation de centre droit lancée par Naguib Sawiris, homme d'affaires milliardaire très connu en Égypte. Le parti fait partie du Bloc égyptien, principale force du courant libéral qui veut tenir tête aux islamistes. Il s'agit d'une coalition droite-gauche incluant un parti communiste et un parti sociodémocrate.«On s'est mis ensemble parce qu'on ne voulait pas diluer le vote.»

À quoi peuvent aspirer les libéraux? «Si les élections ne sont pas truquées, ce ne sont pas les islamistes qui vont gagner», croit Karim Abadir. Le taux de participation pourrait faire toute la différence. «S'il n'y a que 30% de l'électorat qui sort, bien sûr qu'ils auront la moitié.»

Cela dit, l'Occident doit cesser de croire que les Frères musulmans sont son unique interlocuteur, insiste Karim Abadir. «On a vu qui a fait la révolution (les libéraux, les laïques). Qu'ils ne nous ignorent pas, qu'ils ne donnent pas leur soutien aux Frères musulmans comme ils l'ont fait plusieurs fois.»