Mais comment font-ils?

Tu marches dans les camps et c'est la question qui t'obsède : comment font-ils pour vivre ici, dans ces campings sinistres, sales et surpeuplés?

Un million d'Haïtiens dont les maisons ont été rasées par bagay la, le séisme du 12 janvier, habitent désormais ces camps, à Port-au-Prince. Il y en a partout. Des gigantesques, des grands, des petits. Les petits semblent s'en sortir mieux.

Décrivons les lieux, d'abord. Imaginez un camping, justement. Le sinistré haïtien vit dans deux types d'abris. D'abord, la case de tôle et de bois enrubannée d'une bâche grise fournie par des ONG. Ensuite, la tente Coleman, parfois coiffée d'un toit de tôle. Entre les habitations, on trouve des enfants, des poules, des cordes à linge...

«Les gens ont perdu leur travail, il n'y a pas de nourriture, dit Carlo, 29 ans, qui habite le grand camp du Champ-de-Mars, la place publique qui fait face au Palais présidentiel terrassé. Ça transforme les gens en démons.»

Bref, dire que la sécurité est problématique dans ces camps est un euphémisme. Vols, bagarres, prostitution plus ou moins forcée sont au coeur de la vie des camps. Chacun s'est fait voler. À l'entrée du camp La Piste, situé dans un aérodrome désaffecté, des Casques bleus brésiliens nous ont conseillé de ne visiter le camp que si nous étions armés.

Puis, il y a les viols. Un fléau qui préoccupe suffisamment pour qu'un cluster, ces grappes d'intérêt sectoriel gérées par l'ONU, soit consacré à la violence faite aux femmes dans les camps. Un fléau qui, comme partout, reste un tabou. Faire parler les femmes des viols est difficile.

Imacula Fils-Aimé, mère de deux enfants, sinistrée :

«Dimanche, dit-elle, il y a eu un viol. Plusieurs garçons, sur une fille. La police est venue. Un homme a été arrêté.

- Vous avez peur d'être violée?

- Oui.

- Que faites-vous pour vous protéger, Imacula?

- Que voulez-vous que je fasse?»

Et il y a les petits périls qui accompagnent la vie de camping permanent. Près de la cathédrale détruite, quelques îlots de tentes forment un petit camp. Un jeune père qui tient sa fille, Crystella, 6 mois, m'aborde. La cuisse de Crystella est brûlée, de la hanche au genou.

«Une nuit, m'explique Pierre St-Fritz Robert, nous dormions quand une chandelle est tombée dans le lit du bébé. Ses pleurs nous ont réveillés.»

***

Comment ils font?

Il y a une part admirable de résilience, bien sûr. Mais ce n'est pas tout. Il y a quelque chose comme la survie de l'espèce, à son état le plus brut, qui est en marche. Prenez Imacula, justement.

Elle exploite un micro-commerce qui consiste en trois grandes marmites. Dans ces marmites, elle prépare de la nourriture, qu'elle vend dans le camp. Ça semble facile, si je vous dis ça comme ça. Mais c'est un petit exploit quotidien qu'elle accomplit, Imacula. Il faut économiser des sous pour acheter la nourriture, l'équipement. Faire la cuisine. Cacher son argent. Déjouer les voleurs, ignorer les envieux. Et, le lendemain, recommencer...

Tout ça pourquoi?

«Pour envoyer mes deux enfants à l'école, dit-elle sans émotion particulière.

- Ça vous coûte combien, l'école?

- 800 $US par année.

- C'est cher...

- L'école, c'est l'avenir.»

Elle sait bien, Imacula, que pour elle c'est foutu. Il n'y aura pas de vie «meilleure». Mais elle sait que l'école, c'est la seule passerelle hors de la misère pour ses deux héritières. L'amour, seul moteur de la survie, chante Leonard Cohen...

Ces camps, en fait, sont une métaphore de la gouvernance à l'haïtienne. Ce sont les ONG qui y installent des citernes d'eau potable et des latrines fonctionnelles. Sans réelle direction centrale, sans coordination efficace. Certains camps possèdent ces citernes et ces latrines, d'autres pas. Mais on en trouve, elles portent toujours la marque d'ONG américaines, européennes, asiatiques. Pas celle de l'État.

La semaine dernière, le président de la République d'Haïti a fait des visites officielles à Cuba et au Venezuela. Bien des Haïtiens aimeraient bien que René Préval, ou même de vulgaires ministres, tiens, fassent aussi des visites officielles dans les camps de sinistrés...

Les Haïtiens forment un peuple très fier. Le drapeau national flotte partout. Personne n'incarne mieux cette fierté que Toussaint Louverture, leader de la révolution de 1804, qui a bouté les Français hors du pays et fait d'Haïti la première république noire de la planète. Dans le camp du Champ-de-Mars, on trouve cette inscription grandiloquente, au pied de sa statue : «Toussaint Louverture, précurseur de l'émancipation de la race noire, fut un génie.» Dur de voir que, 206 ans plus tard, les habitants du bidonville déposent leurs slips au pied de la statue pour les faire sécher au soleil...

Mais loin des symboles, le vrai drame des camps crève les yeux : ils sont en voie de devenir des quartiers permanents, des entités éternelles. Dans un an, c'est aussi sûr que c'est tragique, ils seront encore là. L'année d'après aussi, je le crains.

John-King Desauguste habitait une maisonnette louée, rue de l'Enterrement (!), avant bagay la. Le séisme n'a pas détruit le logis, mais il a anéanti l'entreprise qui employait John-King. Il espère, un jour, retourner vivre rue de l'Enterrement.

«Comment faites-vous pour vivre ici, John-King?

- On a commencé à s'habituer. On se résigne.»