Dans les jours qui ont suivi le séisme en Haïti, Québec a mis sur pied un programme de parrainage pour permettre aux citoyens d'origine haïtienne de faire sortir rapidement leurs proches du pays en ruine. Les demandeurs ont ensuite dû patienter - et pester - à cause des longs délais imposés par la bureaucratie canadienne. Mais un an et demi plus tard, un constat surprend: le tiers des demandeurs tardent encore à compléter leur dossier de parrainage. Explications.

Plus du tiers des demandes de parrainage d'Haïtiens sinistrés à la suite du séisme de janvier 2010 attendent toujours d'être approuvées par Immigration Canada. Et cette fois, Ottawa n'y est pour rien: ce sont plutôt les demandeurs eux-mêmes qui tardent à compléter le dossier pour faire venir leurs proches.

Les dernières données compilées par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) indiquent que, en date du 2 juin, 3100 demandes ont été reçues. De ce nombre, 1800 ont été approuvées et «plus de 1100 sont toujours en attente d'une décision», écrit la porte-parole de CIC, Rachel Bédard. Les demandes en attente d'une décision «ont été examinées par un agent», précise la porte-parole, mais «nous attendons que le demandeur ait soumis tous les documents exigés avant de lui accorder un visa». «Ces documents comprennent les résultats de l'examen médical, le paiement des frais associés au visa de résident permanent, la déclaration selon laquelle une personne à charge fréquente à temps plein un établissement d'enseignement, etc.»

Roger Petit-Frère, conseiller au Centre de formation Jean-Paul-Lemay, a accompagné plusieurs de ses compatriotes dans ces démarches auprès des services d'immigration. «Pour certains, c'est un problème d'argent: il faut 490$ pour remplir le dossier, dit-il. Et puis, l'émotion est passée.»

L'émotion? «Oui. Le temps a passé et la vie continue, à Haïti.»

«Moi-même, dit M. Petit-Frère, j'ai une soeur à Haïti pour laquelle on a fait une demande qui n'est pas encore complétée.» Sa soeur a un bon travail à Haïti et est déjà venue le voir à Montréal avec un visa de touriste. «Elle n'est plus aussi pressée, dit-il. C'est le cas des personnes qui ont une profession à Haïti. Mais ceux qui sont dans la misère, sans travail, sans avenir, eux veulent venir ici.»

Rushler Vaval, du Carrefour intercultures de Laval, voit plusieurs demandeurs se heurter à la bureaucratie, surtout en Haïti. Des actes de naissance comportant des erreurs de nom ou de dates et qu'il faut refaire, un mauvais formulaire pour les antécédents judiciaires, un passeport difficile à faire renouveler... «Le Canada demande que le passeport soit valide pour encore deux ans, dit M. Vaval. Mais Haïti ne renouvelle pas le passeport s'il est encore bon pour plus de six mois. Les gens doivent donc attendre plusieurs mois pour le faire renouveler.»

À moins de connaître quelqu'un dans l'administration et de payer un «supplément» pour obtenir un document plus rapidement. «La bureaucratie à Haïti est scabreuse, dit M. Vaval. Normalement, pour faire une carte d'identité, ça devrait prendre une journée. Mais là-bas, on peut attendre un mois. Ou alors on doit donner beaucoup d'argent.»

L'intégration, la clé?

Le 3 février 2010, moins d'un mois après le séisme, Québec a adopté des mesures extraordinaires pour élargir la notion de famille aux fins de la réunification. Le «programme spécial de parrainage humanitaire» permettait aux citoyens canadiens et résidants québécois d'origine haïtienne de parrainer des membres de leur famille normalement exclus des programmes de parrainage, comme les frères et soeurs ainsi que les enfants adultes.

Québec s'était engagé à accueillir 3000 demandes; l'objectif a été atteint en cinq mois et, en juillet dernier, Québec a annoncé la fin du programme. Les dossiers retenus par Québec doivent ensuite être approuvés par Citoyenneté et Immigration Canada, qui vérifie notamment les antécédents judiciaires des candidats.

Les critères de parrainage ont peut-être été assouplis, mais les demandeurs sont quand même soumis à de sévères conditions, notamment sur les garanties financières pour soutenir les membres de leur famille. Plusieurs demandes ont été rejetées parce que les garanties fournies n'étaient pas suffisantes.

Mais plusieurs demandes, estime Roger Petit-Frère, ont trébuché sur la «capacité d'intégration au Québec».

«C'est une raison subtile, dont on n'a pas beaucoup parlé, mais que le gouvernement applique», dit-il. Il songe au cas d'une personne qui a voulu faire venir sa mère, âgée et peu instruite. «On a rejeté la demande, même si la fille avait les garanties financières nécessaires. Je sais qu'il y a beaucoup de cas comme ça, que beaucoup de demandes rejetées concernent des gens qui avaient moins de capacité à s'intégrer à la société.»

«On a parlé de parrainage humanitaire, mais on voit que le mot humanitaire n'est pas très présent. On aurait pu simplement dire pour les gens victimes du séisme» dit M. Petit-Frère. «Mais les demandes de ceux qui ont de bonnes garanties financières sont plus rapidement accueillies», précise le conseiller.

Rushler Vaval, de son côté, a vu des familles séparées parce que des neveux et nièces adultes, par exemple, n'ont pu accompagner leurs parents. «Une dame ici a pu faire venir sa soeur et son beau-frère, mais seulement deux de leurs quatre enfants.» Les deux enfants refusés sont âgés de plus de 22 ans, mais ils sont encore aux études. Les parents n'ont pas démontré à la satisfaction des autorités canadiennes que leurs enfants étaient encore à leur charge. «La mère a pleuré d'avoir dû laisser ses deux enfants derrière», dit M. Vaval.

Mais la plupart des démarches se terminent bien, précisent les deux conseillers. À la fin, dit M. Petit-Frère, il reste une grande reconnaissance envers Québec pour ce programme. «On a encore l'impression qu'Ottawa n'a pas fait tout ce qu'il aurait pu pour venir en aide à ces gens-là. On pense que Québec a fait beaucoup plus. Le Québec était de bonne foi et il a agi.»