Après le capharnaüm de Port-au-Prince, Cap-Haïtien apparaît comme un havre de paix sur lequel souffle la brise fraîche de la mer. Pendant quatre jours, la semaine dernière, de violentes émeutes ont pourtant embrasé cette ville. Que voulaient vraiment les protestataires? S'agissait-il d'une éruption spontanée? Autopsie d'une révolte qui couve toujours, à l'approche des élections de dimanche.

La semaine dernière, le policier montréalais Gilles Saindon a eu la frousse de sa vie quand un gros boulon métallique a fracassé la vitre du camion de l'ONU qu'il conduisait à Cap-Haïtien, grande ville côtière à une demi-heure de vol de Port-au-Prince.

Il était vers 8h40, lundi, et le policier en mission auprès de l'UNPOL, la police des Nations unies, escortait des Casques bleus népalais dans la deuxième ville en importance d'Haïti.

Des manifestants venaient d'attaquer un véhicule qui transportait d'autres soldats népalais. Et Gilles Saindon faisait partie de ceux qui venaient d'être appelés à la rescousse.

En voyant un tas de pneus en flammes, le convoi a tenté de rebrousser chemin. Soudain, une vitre a explosé et un collègue du policier s'est affalé sur le siège arrière en gémissant.

«On était sur la panique pas à peu près», raconte Gilles Saindon, qui est rentré à toute vitesse à la caserne de la MINUSTAH -la mission de stabilisation de l'ONU en Haïti.

C'était le début de quatre jours de violences qui ont mis la ville sens dessus dessous, forcé ses habitants à se terrer à la maison et coupé toutes les voies d'accès à Cap-Haïtien.

Ce que l'on a surtout retenu de cette semaine folle, c'est que les manifestants réclamaient le départ des forces de l'ONU qu'ils accusent d'avoir causé l'épidémie de choléra.

Samedi, j'ai passé la journée à Cap-Haïtien. C'était assez pour comprendre que la réalité est infiniment plus complexe. C'est un peu comme des couches de peinture superposées où, en grattant un peu, on découvre sans cesse de nouvelles images. Qui révèlent les unes après les autres un peu de ce qui s'est passé -et de ce que les gens en pensent..

«L'État n'a pas pris ses responsabilités»

L'aéroport est relié à la ville par une route défoncée où il ne reste que de rares plaques d'asphalte. À notre arrivée, le sol noirci était jonché de boules de fils roux -c'est tout ce qui restait des tas de pneus qui avaient brûlé pendant quatre jours.

Au bout de la rue Espagnole, principale artère commerciale, nous entrons dans ce qu'on appelle ici «les ghettos», quartiers défavorisés en périphérie du centre-ville.

«L'État aurait dû installer des centres de traitement du choléra dans tous les ghettos. Ici, les gens n'ont pas les moyens de payer pour se rendre à l'hôpital!»

Dans la cité Elie Lescot, les hommes nous regardent avec méfiance. Roudy Cameus, un des leaders du coin, accepte finalement de nous parler. Gérant d'un «reposoir du voyageur», abri où les gens de passage à Cap-Haïtien peuvent passer la nuit sur des planches de carton, moyennant quelques gourdes, Roudy Cameus est révolté par l'irresponsabilité du gouvernement.

A-t-il participé au mouvement de protestation? «Évidemment, comme tout le monde», dit-il en prenant ses voisins à témoin.

Il en veut au président René Préval de n'avoir jamais mis les pieds à Cap-Haïtien durant toute la durée de son mandat! Les gens du Nord ont de bonnes raisons pour se sentir abandonnés. Frappée de plein fouet par le choléra, la population a explosé.

Mais pourquoi alors avoir visé la MINUSTAH?

«La MINUSTAH et Préval, c'est la même chose», résume Roudy Cameus. Il assure que l'éruption de révolte était spontanée. Et ce n'est pas fini, avertit-il.

«Je comprends la grogne»

Le délégué général du département du Nord, Ardouin Zéphirin, a passé la journée de samedi à faire le point sur la situation qui régnait à Cap-Haïtien, à l'issue des émeutes. C'est lui qui a négocié la fin des protestations avec les nombreux groupes de manifestants.

«Ils voulaient de l'argent, mais je leur ai promis de réparer les routes et de construire plus de centres contre le choléra», raconte-t-il dans ses bureaux d'un centre-ville à l'architecture coloniale un peu décrépite.

Jeune administrateur plein de bonne volonté, Ardouin Zéphirin comprend la colère populaire. «Comme citoyen, je suis d'accord avec les manifestants.» Et comme délégué général? «Je les comprends aussi.»

Il faut dire que dès que la ville s'est embrasée, cinq ministres s'y sont précipités pour calmer le jeu. Dans cette ville délaissée par la capitale, «c'est quasiment un miracle».

M. Zéphirin admet que des politiciens ont exploité la fureur populaire: «Ils auraient été idiots de ne pas le faire.»

La main cachée

Cap-Haïtien entre dans ce que les épidémiologistes appellent le «pic» du choléra. Dans le gymnase des Médecins sans frontières, les lits de camp sont cordés au maximum. Un homme se soulage sur un pot, à la vue de tous. Des femmes sont affalées, les seins nus.

«Tout le monde a peur du choléra», affirme Nawoon Marcellus, candidat au Sénat du parti Inité, formation du président sortant René Préval. «Moi aussi, j'ai peur.Hier je suis allé chercher les cadavres de deux amis morts du choléra.» Selon lui, c'est cette peur omniprésente qui a conduit les gens à descendre dans la rue.

Mais il est convaincu qu'une «main cachée» a tiré les ficelles de la révolte. «Il y a des gens qui veulent saboter les élections sous prétexte de choléra», avance-t-il.

Ils sont nombreux, à Cap-Haïtien, à croire que cette main est, en fait, celle de M. Marcellus. La veille de l'explosion, le candidat au Sénat a organisé un défilé électoral qui a mal tourné, relate Cyrus Sibert, journaliste et blogueur respecté. Ce soir-là, des coups de feu ont été tirés. Et le lendemain, tout s'est embrasé.

Selon le journaliste, Inité traîne de la patte dans les sondages. Et c'est le régime lui-même qui souhaite annuler les élections en créant de l'instabilité sociale. Ou en affaiblissant la MINUSTAH pour pouvoir trafiquer les urnes à l'abri des regards indiscrets.

«Au début des protestations, les manifestants criaient: «À bas les élections, à bas le choléra»», raconte le journaliste. Puis, le slogan a changé. Cette fois, il visait le régime lui-même.

«Des gens proches du pouvoir ont allumé le feu et le baril de poudre a explosé», résume Cyrus Sibert. Il n'est pas le seul à croire que la stratégie d'un régime aux abois a fait boomerang, à Cap-Haïtien. Mais il est un des rares à le dire ouvertement. Et à penser que si le calme est revenu ce week-end à Cap-Haïtien, ce n'est peut-être qu'une simple trêve.