Le sort de l'orphelinat de la Québécoise Jacqueline Lessard avait ému le Québec après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Deux ans plus tard, ses ti-mouns s'apprêtent à emménager dans de nouveaux bâtiments, construits grâce à la générosité de nombreux Québécois. Pourtant, rien ne va plus entre Mme Lessard et la fondation qui porte son nom. Principal enjeu du litige: le contrôle de la nouvelle institution. Voici la petite histoire d'un élan humanitaire qui a tourné au vinaigre.

D'abord, le conte de fées. Un orphelinat haïtien gravement endommagé par le tremblement de terre du 12 janvier 2010 est reconstruit grâce à de généreux donateurs. Les trois bâtiments qui abriteront les dortoirs, l'école et les cuisines se dressent déjà sur un terrain clôturé de Croix-des-Bouquets, près de Port-au-Prince. Si tout va bien, les enfants pourront y emménager au printemps prochain.

Maintenant, le revers de la médaille. Rien ne va plus entre la fondatrice de l'orphelinat, la Québécoise Jacqueline Lessard, et la fondation qui porte son nom, mise sur pied dans l'urgence du séisme par des proches et des amis de la vieille dame, à Jonquière.

Jacqueline Lessard et son partenaire haïtien, Étienne Bruny, avaient fondé l'orphelinat ensemble, il y a huit ans. Aujourd'hui, ils sentent que leur «bébé» est en train de leur échapper. À tel point qu'ils menacent de ne pas emménager dans les nouveaux locaux tant qu'ils n'obtiendront pas de réponses à leurs questions.

Ce qu'ils veulent surtout savoir, c'est quel sera leur rôle une fois que les enfants y seront installés. Ils ont toujours mené leur petite barque à leur guise, sans vraiment rendre de comptes à qui que ce soit. Mais le nouvel orphelinat appartient à la Fondation. Jacqueline Lessard et Étienne Bruny craignent de perdre toute leur marge de manoeuvre. «Est-ce que nous pourrons encore faire ce que nous voulons faire avec l'orphelinat?», demande Étienne Bruny.

Le site de la Fondation décrit Jacqueline Lessard comme sa présidente honoraire. Mais celle-ci a l'impression de n'avoir aucune influence sur les décisions prises à Jonquière.

Pourquoi ne pas en parler avec les administrateurs de la Fondation? Étienne Bruny écarte les bras dans un geste d'impuissance: «Mais je ne sais même pas à qui parler...»

Il faut dire que, l'automne dernier, le président de la Fondation, Luc Blackburn, a démissionné, notamment parce qu'il était excédé par les communications difficiles avec Croix-des-Bouquets.

Son successeur, Michel Côté, ne fait qu'assurer l'intérim. Après avoir invité Étienne Bruny à venir le rencontrer au Québec, il a changé d'idée et annulé l'invitation, sous prétexte que ce n'était pas «le bon moment».

En attendant qu'un nouveau président soit nommé, Étienne Bruny ne sait plus à quel saint se vouer. Il est déçu, amer et inquiet.

Un feuilleton

L'histoire de l'orphelinat Espoir d'enfants illustre les écueils qui guettent les envolées humanitaires les mieux intentionnées. Le feuilleton met en scène plusieurs acteurs. En plus de la fondation Jacqueline-Lessard, il y a la boîte de production Imavision et Oxfam-Québec. «Il y a bien trop de monde là-dedans», résume Mme Lessard. À 85 ans, elle se sent «fatiguée et dépassée»: «Si j'avais su comment ça tournerait, je ne serais jamais allée à la télévision.»

Car c'est là que tout a commencé. Après le séisme, Jacqueline Lessard s'est réfugiée au Québec, où elle a été happée par un tourbillon médiatique.

Bulletins d'information, Christiane Charette, Tout le monde en parle: elle s'y est prêtée de bonne grâce, car les besoins de son orphelinat étaient gigantesques. Le bâtiment nécessitait des réparations, et il fallait continuer à nourrir les enfants.

Son appel à l'aide a ému les Québécois. Au cours de notre rencontre dans les locaux temporaires de l'orphelinat, Jacqueline Lessard a plusieurs fois souligné sa gratitude à l'égard de tous ses donateurs. Elle espère que ses confidences ne changeront rien à leur générosité.

Mais, en même temps, elle se sent loin, très loin de ceux qui recueillent de l'argent en son nom. «La Fondation nous a aidés, mais ils ne connaissent pas nos conditions, ici, ils ne savent pas ce qu'il nous faut pour vivre.»

Choc culturel

L'orphelinat Espoir d'enfants n'a jamais été un modèle de gestion moderne. Jacqueline Lessard et Étienne Bruny menaient leur petite affaire avec les moyens du bord. Mme Lessard finançait l'orphelinat en cueillant des bleuets et en organisant des soupers spaghettis.

La comptabilité était approximative. M. Bruny ne reçoit pas de salaire, mais il se sert parfois dans les cuisines de l'orphelinat pour nourrir sa propre famille. La ligne entre sa vie personnelle et son engagement professionnel n'est pas très nette.

Lorsqu'ils ont donné leur aval à une vaste collecte de fonds au Québec, Jacqueline Lessard et Étienne Bruny ont été propulsés dans une autre galaxie. Les administrateurs de la Fondation ont des exigences. Ils réclament une comptabilité claire, des bilans, des rapports. «Avant, je pouvais aller chercher de l'argent par mes propres moyens. Maintenant, je n'ai plus de donateurs, tout va à la Fondation. Nous ne sommes plus maîtres chez nous», déplore Jacqueline Lessard.

Le choc des cultures s'est aussi fait sentir à Jonquière.

«La fondation récolte des sous donnés par des personnes et des entreprises, elle doit être hypertransparente. J'ai demandé des papiers administratifs, des rapports. Mais je n'ai jamais eu de coopération de la part d'Étienne Bruny, jamais», dit l'ex-président, Luc Blackburn.

«On a géré le projet de notre mieux, mais la réalité ici ne semble pas être la même qu'en Haïti», dit l'actuel président, Michel Côté.

«On ne pouvait pas laisser aller les choses, on a des comptes à rendre», renchérit la trésorière de la Fondation, Nicole Boulet - qui est aussi la belle-fille de Mme Lessard.

Étienne Bruny et Jacqueline Lessard ont souvent demandé aux administrateurs de la Fondation de venir voir comment ça se passe en Haïti. «Ici, quand on va au marché, tout coûte cher. Nous, on achète nos légumes dans la rue, mais on ne peut pas avoir de reçus!», dit Mme Lessard.

«On dirait que c'est comme ça que ça marche, là-bas!», dit Michel Côté, résigné. Mais ni lui ni son prédécesseur n'ont trouvé le temps d'aller vérifier sur place. Et ils n'ont jamais rencontré Étienne Bruny, qui assure l'administration quotidienne de l'orphelinat.

En fait, ils se sont, eux aussi, sentis dépassés par l'ampleur de leur tâche. «Le projet a pris de l'envergure, c'est au-delà de mes compétences», admet M. Côté.

Dialogue de sourds

Administration brouillonne d'un côté, attentes irréalistes de l'autre... Dès le début, il y a eu de la friture sur la ligne entre Jonquière et Croix-des-Bouquets. La Fondation a essayé de faire signer un contrat à Étienne Bruny. «Nous voulions nous protéger et le protéger», dit Luc Blackburn. C'est comme ça qu'on procède, au Québec.

Mais Étienne Bruny n'a vu là qu'une tentative de le réduire à un rôle subalterne, avec menace de congédiement à la clé. Il n'a pas signé. C'est le dialogue de sourds.

Ces fossés culturels sont monnaie courante en coopération internationale, souligne Jean-Pierre Chicoine, coordonnateur humanitaire pour Haïti à Oxfam-Québec. Il est normal que les organismes donateurs veuillent savoir comment leur argent est dépensé. Mais ils ont un bout de chemin à faire pour «briser leurs schémas et en comprendre d'autres». Et puis «il y a une façon de demander les choses, il faut savoir parler aux gens...»

Pour pallier leur manque d'expérience, les administrateurs de la Fondation se sont appuyés sur Oxfam-Québec afin de canaliser les fonds destinés à la construction des nouveaux bâtiments. Plus d'un million et demi de dollars ont déjà été amassés, et une campagne de financement vise à recueillir les 300 000$ qui manquent.

Mais en attendant, il faut aussi répondre aux besoins courants de l'orphelinat, payer la nourriture, les salaires des «mamans». Depuis deux ans, la Fondation a amassé environ 300 000$ à cette fin. Chaque mois, Nicole Boulet demande à Étienne Bruny de justifier ses dépenses. Et chaque mois, c'est la galère.

Cinéaste et humanitaire

Suivre un projet de construction réalisé par des «raccrocheurs» québécois: le projet de documentaire de la maison de production Imavision était déjà ficelé quand le sol a tremblé en Haïti. Bouleversée par le séisme qui venait de ravager le pays où elle espérait adopter un enfant, la productrice Mylène Béliveau a décidé d'ancrer son film en Haïti. Et d'envoyer ses raccrocheurs reconstruire l'orphelinat de Jacqueline Lessard.

Elle a remué ciel et terre pour trouver de l'argent. Mais elle s'est aussi retrouvée avec plusieurs casquettes. Productrice du documentaire, elle a accepté d'agir à titre de chargée du projet de construction. C'est elle qui a négocié l'achat du terrain à Croix-des-Bouquets. Elle, aussi, qui a tenté de convaincre Étienne Bruny de signer son contrat. En gros, le projet de nouvel orphelinat, c'est elle.

Or, quand elle s'est lancée dans cette aventure, Mylène Béliveau ne connaissait ni la coopération internationale ni la construction. Elle a dû apprendre à la dure.

Sa plus grande surprise? «Il y a un monde entre nos standards nord-américains et les standards haïtiens. Nous ne nous attendions pas à un tel décalage culturel.»

Au début, Mylène Béliveau pensait que tout serait réglé en «six, huit mois, peut-être un an.»

«Nous avons été naïfs. Nous ne pensions pas que ça nous prendrait autant de temps et d'énergie.»

Les leçons

Mylène Béliveau décrit son expérience comme «un chemin de croix». Tirant les leçons de ce cheminement cahoteux, la Fondation est en train de se restructurer. Elle doit embaucher sous peu un administrateur qui épaulera Étienne Bruny dans la gestion quotidienne de l'orphelinat. Et un nouveau président, habitué de l'aide humanitaire, devrait bientôt prendre le relais. Mme Béliveau compte sur eux pour calmer les vagues entre Jonquière et Croix-des-Bouquets.

En attendant, Jacqueline Lessard s'impatiente. «On était mieux quand on était pauvres», dit-elle devant sa barque transformée en paquebot. Il y a des jours où elle a envie de tout laisser tomber. Mais elle s'accroche.

«Vous savez, je ne vivrai pas 100 ans», dit-elle. Tout ce qu'elle veut, c'est rester à la barre de l'orphelinat jusqu'à ce que «ses enfants» emménagent enfin dans leurs nouveaux locaux.