Secrétaire d'État américaine sous le démocrate Bill Clinton, Madeleine Albright est bien placée pour savoir que son pays a connu des jours meilleurs. En particulier sur le plan de ses relations avec le reste du monde. Elle nous a accordé une rare entrevue, exclusive, à l'occasion de la publication en français de son livre intitulé Dieu, l'Amérique et le monde.

Jointe par téléphone à Washington, Madeleine Albright s'est prêtée de bonne grâce à un entretien qui s'est déroulé presque entièrement dans la langue de Molière.

 

Mme Albright a admis être «vraiment triste» de voir le chemin parcouru par les États-Unis depuis qu'elle a quitté la Maison-Blanche. Même si elle a déployé beaucoup d'énergie à faire campagne pour Hillary Clinton, elle salue aujourd'hui l'ascension de Barack Obama. Et elle n'est pas tendre envers John McCain.

Au sujet de l'avenir de son pays, elle se décrit comme une «optimiste qui a beaucoup de craintes».

Q: C'est presque une redite. Tous les quatre ans, les analystes américains affirment qu'on assiste à une élection présidentielle historique. Cette année, il est difficile de ne pas le croire. Est-ce l'élection présidentielle la plus historique à laquelle vous avez assisté?

R:Absolument. Comme vous avez dit, on le dit toujours. Mais si on regarde ce qui se passe cette fois, il y a beaucoup de raisons de dire que c'est historique. D'abord, parce qu'on a des candidats différents. Avoir un homme comme Barack Obama comme candidat démocrate est pour moi très important et je suis vraiment heureuse. On a aussi, maintenant, une femme de l'autre côté. C'est donc historique pour ces raisons, mais aussi parce qu'il y a toutes sortes de problèmes sur le plan des relations internationales, le problème de deux guerres et des problèmes financiers.

Q: Après huit ans sous la présidence de George W. Bush, est-ce que les États-Unis sont à la croisée des chemins?

R:Je crois que c'est un peu difficile de le dire comme ça. Je ne suis pas de ces personnes qui pensent que c'est la fin d'une époque. Je crois que les États-Unis seront toujours un pays très important. Mais il est vraiment nécessaire de comprendre qu'ils doivent avoir des relations coopératives avec les autres pays. Pas unilatérales.

Q: Le journaliste Fareed Zakaria a récemment écrit un livre qui a fait couler beaucoup d'encre, intitulé The Post-American World. Entrons-nous dans un monde post-américain?

R:Ce livre est très important, mais je ne lui aurais pas donné ce titre. Ce n'est pas un monde post-américain. C'est différent. Il parle du fait que l'Inde et la Chine deviennent des pays plus importants. Pour moi, ce n'est pas un problème. Je crois que les Américains n'aiment pas vraiment être la seule superpuissance. Ça les rend nerveux. Ils veulent toujours être les premiers dans le sport, mais ils ne veulent pas vraiment être le gendarme du monde. Et je crois que beaucoup d'Américains seraient heureux de partager des responsabilités avec d'autres pays.

Q: Le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman écrit lui aussi sans relâche sur le fait que les États-Unis sont en perte de vitesse. En train de se faire doubler.

R:L'Amérique doit travailler différemment. Je suis très critique de l'administration Bush. Je pense qu'elle a fait toutes sortes de choses affreuses qui ont vraiment miné la réputation des États-Unis. Et j'espère que ça peut être changé. Comme Thomas Friedman, je crains fort qu'il y ait des problèmes avec l'énergie et notre système d'éducation. C'est vrai. Mais je crois qu'on aura un nouveau président - j'espère que ce sera Obama - qui se penchera sur ces choses. Les gens me demandent si je suis optimiste ou pessimiste. Je suis une optimiste qui a beaucoup de craintes. Mais je reste optimiste.

Q: J'ai vu récemment le film d'Oliver Stone sur George W. Bush. On y rappelle que le président a eu beaucoup de mal, en conférence de presse, à dire quelle a été son erreur la plus importante après le 11 septembre 2001. Si vous aviez eu à répondre à sa place, qu'auriez-vous dit?

R:Ce n'est pas difficile! Je crois que sa plus grande erreur a été d'oublier ce qui s'est passé. Que les gens qui ont attaqué le World Trade Center venaient de l'Afghanistan et étaient sous les ordres d'Oussama ben Laden. Il a tourné ses yeux et son esprit vers l'Irak. Il n'y avait aucune relation entre l'Afghanistan et l'Irak. Entre Oussama ben Laden et Saddam Hussein. J'ai vraiment peur que cette guerre passe à l'histoire comme le plus grand désastre de la politique étrangère américaine.

Q: Quand vous et le président démocrate Bill Clinton avez quitté la Maison-Blanche, l'économie américaine était en santé et l'image des États-Unis dans le monde était bien meilleure. Êtes-vous amère?

R:Non. Je ne suis pas amère. Mais je suis vraiment triste. Vous savez, j'adore l'Amérique. Je ne suis pas née ici, mais en Tchécoslovaquie, et j'ai toujours trouvé que c'est un pays vraiment formidable. Je suis vraiment très patriote. Je me fâche parce qu'on avait laissé un surplus pour ce qui est du budget et un surplus pour ce qui est de la bienveillance du reste du monde à notre égard.

Q: Revenons sur Barack Obama. Vous étiez partisane d'Hillary Clinton, mais vous ne tarissez pas d'éloges à l'égard d'Obama aujourd'hui. Il a de bonnes chances de devenir le premier président noir de votre pays. Qu'est-ce que ça dit sur les États-Unis?

R:Je crois que ça va montrer quelque chose de vraiment remarquable. Que le temps est venu. Que les Américains sont prêts à cela. Ça montre aussi les chances qu'offre l'Amérique, la diversité de l'Amérique, le rêve américain. Et je pense que c'est un signe réel que l'Amérique est sur une nouvelle voie. Je serais très fière.

Q: À quoi les Américains et le reste du monde doivent-ils s'attendre si Obama est élu président, et à quoi doit-on s'attendre si c'est McCain?

R:Je crois qu'il y a beaucoup d'attentes pour les deux, et en particulier pour Obama.

Q: Peut-être trop, dans le cas d'Obama?

R:Un peu trop. Je crois qu'on doit être vraiment réaliste quant aux choses qu'il peut faire et à la vitesse à laquelle il peut les faire. Je crois qu'il va travailler de façon systématique. D'abord, je crois qu'il doit faire quelque chose avec l'économie. Mais la chose que j'aime d'Obama, c'est qu'il est un homme qui pense beaucoup, qui a un esprit curieux. Qui a la capacité de travailler à plusieurs choses à la fois et qui voit comment tous les problèmes sont des parties d'un grand problème.

Q: Et si McCain est élu, donc? Faut-il s'attendre à la poursuite de la politique de George W. Bush?

R: Je ne sais pas vraiment parce que McCain n'a pas donné d'idées. Il a dit qu'il n'allait pas sortir d'Irak, ce que je ne comprends pas très bien puisque les Irakiens veulent que nous partions. Il a un plan tout à fait différent pour les impôts. Mais on a besoin de l'argent des impôts pour faire face aux problèmes. Alors, je ne comprends pas...Pour moi, c'est quelqu'un qui regarde en arrière. Un homme du XXe siècle. Et on a besoin de quelqu'un du XXIe siècle qui a les idées de ce siècle. Pas les idées du siècle passé.

 

LE PARCOURS DE Madeleine Albright

Née en Tchécoslovaquie en 1937, Madeleine Albright a été la première femme à occuper le prestigieux poste de secrétaire d'État des États-Unis, sous Bill Clinton, de 1997 à 2001.

Avant de devenir diplomate en chef des États-Unis, elle en avait été l'ambassadrice à l'ONU.

Cette septuagénaire exerce encore beaucoup d'influence au Parti démocrate et demeure très proche du couple Clinton.