Les «sans frontières» sont partout. Les dentistes, les ingénieurs, les avocats, les reporters, les clowns et, évidemment, les médecins sans frontières partagent un certain goût du voyage, de l'aide aux populations démunies et, surtout, un nom. Mais c'est tout. Il n'y a pas d'organisation «Sans frontières» mondiale pour regrouper tous ces humanitaires animés. Pire: il y a confusion des genres sur le terrain humanitaire. Médecins sans frontières, premiers à s'appeler ainsi, est victime de cette popularité qui met en danger ses propres troupes sur le terrain.

Ce serait, paraît-il, la faute d'un certain Philippe Bernier, journaliste français et amateur de bons whiskies.

En décembre 1971, son collègue Raymond Borel et lui s'intéressent à un groupe de médecins qui vient de se dissocier de la Croix-Rouge. Ces médecins, et les journalistes qui s'étaient joints à eux, rejetaient la neutralité de l'organisme qui les empêchait de dénoncer des situations inacceptables sur le terrain. Ils voulaient avoir les coudées franches pour porter secours dans l'urgence, sans avoir à attendre la permission d'un gouvernement pour entrer sur un territoire. C'est ainsi qu'est né: le Secours médical français, SMF.

 

Dans l'histoire de l'organisme*, on explique pourquoi le nom «SMF» ne faisait pas l'unanimité. «Cet intitulé cloche», se disait Raymond Borel. «Si nous voulons intervenir dans nos ex-colonies, ne vaut-il pas mieux éliminer ce français qui pourrait chatouiller la susceptibilité des nouveaux dirigeants africains?»

«Nous avons ruminé des heures, tourné et retourné en tous les sens les initiales SMF. Mais rendons à César ce qui lui revient: MSF, Médecins sans frontières, est sorti du crâne embrumé de Philippe Bernier, mon défunt ami.»

Ainsi est né Médecins sans frontières, premier d'une panoplie d'organismes qui, inspirés par le dévouement de ceux qui ont été surnommés les French Doctors, ou tout simplement par «l'affirmation chevaleresque» qu'évoque leur nom (selon leur biographe), reprendront le «sans frontières» (SF) à leur compte.

Depuis cette trouvaille il y a près de 40 ans, les SF ont fait des petits. Une petite recherche sur le site de l'Agence du revenu permet de dénombrer une trentaine d'organismes «sans frontières» et une vingtaine de «without borders» au Canada seulement.

Dans le monde, avec en plus les «sin fronteras» espagnols, c'est encore pire. Du prosaïque (avocats, pharmaciens, ingénieurs, architectes), au plus curieux (clowns, cuisiniers, homéopathes, avions...), sans oublier le spirituel (église, souffle et vie, évangélisme), les SF sont très populaires. Très.

Trop, selon Médecins sans frontières, qui subit la confusion des genres sur le terrain. «Ça pose un problème réel d'identité et d'identification», déplore Françoise Saulnier, directrice juridique de Médecins sans frontières en France.

 

Qui parle au nom des SF?

Récemment, les juristes de MSF ont découvert une clinique moscovite au nom de Médecins sans frontières («qui, de plus, n'employait pas de très bons médecins», glisse Françoise Saulnier), un médecin tchadien autoproclamé MSF et un organisme Médiation sans frontières, qui intervient en Afrique avec le même acronyme que les réputés médecins.

Dans tous ces cas, MSF - le vrai - a sévi. Le nom et le logo de MSF sont des marques protégées dans plusieurs pays. «On essaie de défendre cette marque contre tous ceux qui s'appelle «sans frontières» et qui créent une confusion, surtout dans les pays d'intervention», dit Mme Saulnier.

Au Québec, la création en 1985 de Terre sans frontières, qui chapeaute notamment les dentistes et les optométristes sans frontières (voir autre texte), a suscité le mécontentement de Médecins sans frontières. «Ils nous l'ont fait savoir», dit le porte-parole Philippe Legault.

Les Cuisiniers sans frontières, fondés à Montréal en 2006, n'ont pas eu ce genre d'ennuis avec MSF, notamment parce que leur champ d'action est éloigné du domaine médical, croit Catherine Cafiti. «Mais c'est sûr que pour le gens, «sans frontières» est une marque de commerce établie», dit cette cuistot qui a séjourné à Haïti après le séisme.

«C'est un nom utilisé à toutes les sauces, ce n'est vraiment pas facile de s'y retrouver», admet Philippe Legault. Terre sans frontières dit aujourd'hui «ne pas avoir le choix» de continuer à utiliser le nom «puisque c'est notre identité, ça fait longtemps qu'on l'utilise. Mais si d'autres veulent l'utiliser, on ne va pas commencer à leur faire la guerre».

 

Confusion

Les MSF, eux, ne baissent pas la garde. «La confusion risque de causer des problèmes de sécurité sur le terrain, poursuit Françoise Saulnier. Notre sécurité dépend de la manière dont les différents acteurs de la société civile comprennent ce que nous faisons: nous ne sommes pas des espions, des acteurs politiques ou économiques, des militants de la défense des droits de l'homme qui amassent des preuves à présenter devant les tribunaux...»

Si, par exemple, des rebelles se sentaient lésés par le travail des Médiateurs sans frontières, leur colère pourrait se retourner vers les autres SF, dit Mme Saulnier.

«Plus il y a de gens qui s'appellent «sans frontières» sur le terrain, plus c'est dangereux pour nous, dit-elle. Certains pensent qu'il s'agit d'un grand consortium dans lequel tout le monde travaille main dans la main. Il y a ceux qui font l'éducation, la médiation, la justice, des tas d'autres choses encore.»

Et quand ce n'est pas dans les pays en crise, la confusion se fait dans les pays donateurs. MSF reçoit parfois des appels de donateurs fâchés de ne pas avoir obtenu un reçu. Mais ont-ils donné aux médecins? Ou aux ingénieurs? À moins que ce soit aux avocats sans frontières...

Rançon de la gloire? Peut-être. «C'est un signe de popularité puisque s'il est copié, c'est qu'il évoque des choses positives», dit Mme Saulnier.

«Mais soyons clair: les gens qui s'appellent «sans frontières» sur le terrain, c'est juste pour bénéficier de l'image de professionnalisme de MSF pour des organisations qui sont, parfois, totalement non professionnelles. Quand les gens voient du «sans frontières» sur le terrain, ils y vont en toute confiance. Et ça, ce n'est pas très correct.»

* Médecins sans frontières, la biographie. Anne Valleys, éditions Fayard