C'est la ville de la démesure, de la décadence, de tous les excès. Depuis longtemps, Las Vegas est le terrain de jeu de l'Amérique. Mais l'empire s'écroule, frappé de plein fouet par la récession. Les milliers de gens qui travaillaient à créer cette ville artificielle se retrouvent à la rue... ou traînent leurs rêves brisés dans ses méandres souterrains. Il reste un espoir: Céline Dion. Le retour de la reine du Caesars Palace sauvera-t-il la cité en perdition?

Ricky Lee a été attiré par les lumières de Las Vegas il y a 10 ans. Il roulait dans la capitale américaine du kitsch quand il a aperçu un immense faisceau lumineux qui jaillissait de la pointe du Luxor, un hôtel-casino en forme de pyramide égyptienne.

«C'est pour ça que j'ai garé ma voiture. Parce que la lumière était belle.»

Ricky Lee n'est jamais reparti. Aujourd'hui, pourtant, il habite un endroit où il fait toujours noir. Comme des centaines d'autres sans-abri du désert, il s'est installé dans les canaux d'évacuation des eaux de pluie de Las Vegas.

Ce lugubre labyrinthe de tunnels est probablement le seul endroit de la ville encore plus surréaliste que le Strip, juste au-dessus, cette rue tapageuse et clinquante où les touristes se livrent à tous les excès.

Dans la pénombre d'un tunnel, Ricky Lee se sent chez lui. Il a installé son lit, ses meubles. Il a décoré les parois de poèmes et de photos de femmes nues. «J'ai même la télé! J'ai tout ce qu'il me faut, sauf l'eau courante et l'électricité.»

La police et les agents de sécurité des casinos ne s'aventurent pas ici. On ne sait jamais sur quoi on peut tomber au bout d'un tunnel noir. Ricky Lee a caché des couteaux «un peu partout», pour se défendre en cas d'attaque.

«Les gens se soûlent, puis ils descendent dans les tunnels pour trouver un sans-abri et le battre. Ils filment ça et le diffusent sur l'internet.»

Mais ce que Ricky Lee craint surtout, c'est la saison des pluies.

Les rares averses du Nevada sont souvent diluviennes. Dans les tunnels, l'eau peut monter de 30 cm à la minute. Elle se transforme alors en torrent et emporte tout sur son passage: les lits, les meubles, les gens. «J'ai tout perdu quelques fois, déjà.»

D'autres, plus malchanceux encore, y ont aussi perdu la vie. Au moins cinq sans-abri se sont noyés dans les dernières années.

Rien de fabuleux

Il y a de plus en plus de perdants à Sin City. Le terrain de jeu de l'Amérique a été frappé de plein fouet par la récession. Et malgré une timide reprise, des milliers de gens qui travaillaient à créer cette ville artificielle se retrouvent aujourd'hui à la rue. Ou dans ses tunnels.

L'entrée du tunnel de Frank Tondee se trouve entre un golf luxueux et un aéroport réservé aux jets des riches clients des casinos. À deux pas, des touristes font la queue pour se faire photographier sous le célèbre panneau «Welcome to Fabulous Las Vegas».

Mais il n'y a rien de fabuleux dans cet autre Las Vegas, où viennent s'échouer les rêves brisés.

Frank Tondee est installé dans le tunnel depuis qu'il a perdu son emploi et son appartement, en décembre. «Les choses ont mal tourné. On a aboli des milliers d'emplois. Je ne suis qu'une victime de cette crise parmi d'autres.»

Il était venu à Las Vegas pour le travail, l'aventure, une part du rêve américain. «Il y a quatre ans, l'économie était florissante. Les gens venaient à Vegas parce qu'il y avait beaucoup d'emplois et de chantiers de construction. Mais je pense qu'on a trop construit à Vegas. Il y a de nombreux endroits vides.»

Des complexes immobiliers tout neufs sont déserts. Trois grands hôtels-casinos ont fait faillite. Et des projets encore plus titanesques ont été laissés en plan. Dans les chantiers, les grues restent immobiles au-dessus de coquilles de ciment vides, comme autant de vestiges de l'optimisme débridé d'une époque révolue.

«C'est le pire déclin économique que Las Vegas ait connu depuis 60 ans. Aucune ville américaine de taille comparable n'a été aussi durement frappée par la récession», dit l'économiste Stephen Brown, de l'Université de Las Vegas.

«L'économie de la ville est basée sur une seule industrie: le divertissement», explique-t-il. Le problème, c'est que les Américains n'ont plus le coeur à la fête ni aux dépenses extravagantes. Rien qu'en 2010, l'hémorragie s'est chiffrée à 2 milliards de dollars. «Les gens n'ont plus envie de retourner à la fête quand ils ont encore la gueule de bois.»

Johnny Del Prado préfère voir les choses autrement. «Dans les moments difficiles, les gens ont besoin d'évasion. Et où peuvent-ils mieux s'évader qu'à Las Vegas? Les gens continueront à venir ici!»

M. Del Prado est un optimiste. Il est aussi un survivant. Ce bijoutier tient la seule boutique encore ouverte de Neonopolis, un centre commercial désespérément vide en plein coeur de la ville. Frappés par la crise, ses voisins ont mis la clé sous la porte les uns après les autres.

M. Del Prado a ses raisons de croire à la reprise. L'une d'elles s'appelle Céline Dion.

Céline la sauveuse

Quand elle a lancé son nouveau spectacle au Caesars Palace, en mars, Céline a été présentée comme un plan de relance à elle seule.

À en croire certains analystes, la chanteuse pouvait tirer Las Vegas du cratère dans lequel la ville est plongée depuis son départ, en décembre 2007.

Des journaux locaux n'ont pas hésité à la comparer au Christ: «Préparez-vous à l'avènement. Il y aura un avant et un après-Céline», a titré le Las Vegas Sun. De grandes publications, comme le Newsweek et le Los Angeles Times, ont consacré de longs reportages aux folles attentes suscitées par le retour de la diva québécoise.

Parier sur Céline pour sauver Las Vegas est pourtant illusoire. Stephen Brown a calculé que la chanteuse générera une activité économique de 114 millions par an; son spectacle créera ou sauvegardera 2200 emplois. C'est beaucoup, mais ça reste une goutte d'eau dans une économie de 88 milliards.

René Angélil le reconnaît volontiers, Céline n'est pas là pour sauver une cité en perdition: «Notre pression, c'est de faire un bon show, dit-il. Ce n'est pas de changer l'économie.» Même s'il admet tirer une «certaine fierté» des espoirs que suscite sa célébrissime épouse, il tient à dégonfler les attentes. «Cela crée un buzz à Las Vegas, c'est certain, mais de là à dire que c'est elle qui va changer l'économie... c'est rêver un peu. Mais des fois, les rêves se réalisent.»

Après tout, Las Vegas a l'habitude des paris risqués.

Les mailles du filet

Et puis, Céline a déjà montré la force de son influence à Las Vegas. «Quand elle s'est installée (en 2003, pour son premier spectacle), la ville était associée à des artistes en fin de carrière. Elle lui a redonné du prestige. Depuis, tous les grands artistes viennent à Las Vegas», souligne M. Angélil.

Mais Céline ne peut faire de miracle. Ce n'est pas seulement Las Vegas, mais le Nevada entier qui frôle la banqueroute. L'État, qui tire la majorité de ses revenus des impôts sur les casinos, a déjà fermé des musées ainsi que et la seule clinique d'oncologie destinée aux patients non assurés. «Le filet social du Nevada est très mince, dit M. Brown. Quand tout allait bien, on ne s'en préoccupait pas trop. Mais maintenant...»

Maintenant, ceux qui passent dans les mailles du filet doivent se tourner vers les refuges et les soupes populaires. La fréquentation de la City Mission a augmenté de 30% depuis trois ans, selon le directeur Paul Vyzourek. «Les chiffres augmentent toutes les semaines, dit-il. Quand on se promène à Las Vegas, on voit des centaines, des milliers de gens qui dorment à la belle étoile, sans aucun abri. Les refuges sont pleins ou débordent.»

James Ramsey, 43 ans, a été emporté par la vague des licenciements il y a un mois. Tous les soirs, il gare sa voiture dans le stationnement du Wal-Mart. C'est là qu'il passe la nuit, avec une demi-douzaine de compagnons d'infortune.

Un jour, il se retrouvera peut-être dans un tunnel. Loin des regards.

«Las Vegas est l'une des villes américaines les plus cruelles envers les sans-abri», dit Matthew O'Brien, auteur de Beneath the Neon, un livre sur la faune souterraine de Sin City. Une faune que l'ancien journaliste fréquente depuis neuf ans. Parfois, il la préfère même à celle de la surface.

«Les gens viennent à Vegas pour échapper à leurs tracas quotidiens, dit-il. Ce serait mauvais pour les affaires d'avoir des centaines de mendiants sur le Strip. Ça gâcherait l'expérience des touristes. Je pense que les sans-abri sont un peu forcés de s'installer dans les tunnels. Pas physiquement, mais c'est la mentalité de cette ville: loin des yeux, loin du coeur.»