Partout dans les pays industrialisés, le mouvement pour l'alimentation locale prend de l'ampleur, notamment pour des raisons écologiques. Pourquoi dépenser des énergies fossiles polluantes pour transporter des aliments, demande-t-on, quand on peut manger des fruits et légumes qui poussent à côté de chez soi? Mais que faire quand on est citadin et qu'il n'y a pas de ferme à proximité? On fait pousser des légumes dans sa cour, sur le toit, sur son balcon, ou alors on installe des fermes en pleine ville, répondent les adeptes de l'agriculture urbaine, mouvement dont l'épicentre est actuellement à San Francisco. La chroniqueuse Marie-Claude Lortie y a récolté ce reportage.

Normalement, les gens qui se penchent sur les choux et les laitues du grand potager de Little City Gardens, dans le quartier Mission de San Francisco, ont des gants couverts de terre et des chaussures de caoutchouc. Mais, le 24 avril dernier, plusieurs étaient plutôt en veston-cravate.

Ce jour-là, en effet, le maire de la ville, Ed Lee, des fonctionnaires, des journalistes, des militants et autres avocats de l'agriculture urbaine se sont installés dans le jardin pour rendre officiel un important changement dans les règlements concernant cette activité. Vendre des fruits et des légumes cultivés en ville est maintenant parfaitement légal à San Francisco. Exit le vieil arrêté qui réservait cette activité commerciale aux résidants dotés de permis coûteux et assez courageux pour faire modifier le zonage de leur terrain.

Maintenant, n'importe qui peut vendre à son restaurateur préféré ses tomates, fraises ou asperges, peu importe qu'elles aient poussé à la campagne ou dans un jardin coincé entre Cotter et Santa Rosa, dans un quartier qui fait penser à Cartierville ou Saint-Léonard.

«La demande de produits agricoles locaux est forte, à San Francisco», explique Dana Perls, une des coordonnatrices de l'Alliance pour l'agriculture urbaine de San Francisco, qui a milité pour ce changement réglementaire. «Et il y a beaucoup de gens prêts à explorer ces occasions d'affaires.»

San Francisco et toute la région de la Baie, laboratoire du progressisme à l'américaine, nourrissent depuis des années une histoire d'amour avec l'agriculture urbaine.

Un mode de vie

Là-bas, on en parle au moins depuis l'époque des hippies, à la fin des années 60. Et quand on a comme chef phare de la région la grande Alice Waters, fondatrice de Chez Panisse, mère de la cuisine californienne et précurseure de tout le mouvement américain «de la ferme à la table», le «locavorisme» (le choix de ne manger que des produits régionaux) n'est pas une mode. C'est un mode de vie.

«Nos voisins ont une chèvre et des canards, explique Geneviève Garand, Québécoise qui habite dans un quartier résidentiel de San Francisco. Mais chez nous, dans notre jardin, c'est dans les vignes que mon chum s'est lancé. Il veut faire du vin.»

L'agriculture urbaine est en pleine explosion en Amérique du Nord, pour de nombreuses raisons. Cela permet à des gens de tous les revenus d'avoir accès à des aliments frais et naturels tout en réduisant les coûts de transport et l'empreinte écologique de la consommation de fruits et légumes. Et ces potagers créent en ville des îlots verts, frais et perméables à l'eau de pluie.

La grande différence entre San Francisco et bien d'autres villes, c'est que l'administration municipale semble réellement du côté de ceux qui veulent faire la promotion du jardinage alimentaire. Quand le maire, Ed Lee, déclare «(qu') il faut faire plus avec nos terrains», il pense fruits et légumes, non pas uniquement à y construire des appartements ou des centres commerciaux.

Au milieu de San Francisco, par exemple, tout près du centre-ville, la ferme urbaine de Hayes Valley s'étend sur un terrain autrefois occupé par une bretelle d'accès à une autoroute. Quand la bretelle a été gravement endommagée par le tremblement de terre de 1989, le terrain, très central, a tout de suite été convoité par des promoteurs immobiliers, mais les tergiversations ont été longues.

Quand des projets de construction ont finalement été approuvés, la débandade financière de 2008 a tout remis en question. «Laissez-nous au moins cultiver en attendant», a demandé un groupe de citoyens. Et la Ville a dit oui. Aujourd'hui, on y trouve des artichauts, des épinards, des ruches à miel et même du houblon cultivé de façon expérimentale par une microbrasserie locale. «Le maire Newson, à l'époque, a dit tout simplement: faisons plaisir à tout le monde, plantons-y de la nourriture», raconte Booka Alon, l'une des coordonnatrices des activités de la ferme.

En 2009, le maire de l'époque, Gavin Newson, a même ordonné à la Ville de faire un répertoire complet de tous les terrains, terre-pleins et toits municipaux utilisables pour la culture maraîchère. En 2008, il a signé une résolution qui enjoint à tous les consommateurs de San Francisco de cesser d'acheter des oeufs pondus par des poules en cage. Depuis l'an dernier, même la bibliothèque municipale a un volet fermier: la San Francisco Seed Library, où ce ne sont pas des livres qu'on emprunte et partage, mais plutôt des semences. La ferme de Hayes Valley en est d'ailleurs devenue une succursale.

Nouveaux modèles

En fait, ce que permet (ou ce que révèle) cette attitude de l'administration municipale, c'est une explosion des modèles traditionnels d'agriculture urbaine. Les jardins communautaires continuent de fonctionner et d'avoir leurs adeptes - selon Mme Alon, 700 personnes sont en attentes d'un lopin -, mais les autres options se multiplient. Certains préfèrent avoir tout simplement un petit potager dans leur cour, mais on peut aussi participer au programme Y2G, lancé à l'origine à Minneapolis, qui met en contact des gens qui veulent faire pousser fruits et légumes avec d'autres qui ont du terrain, mais pas le temps ou les connaissances pour jardiner. On peut aussi aller chercher des légumes en faisant du bénévolat dans des fermes communautaires, comme la ferme éducative Alemany, par exemple, un hectare et demi consacré à l'agriculture au milieu d'un secteur défavorisé du sud-est de San Francisco.

On peut aller jardiner à la ferme Hayes Valley, dont les récoltes sont données à des groupes dans le besoin. L'organisme communautaire Kitchen Garden SF, par ailleurs, s'est donné comme mandat de mettre sur pied des fermes de ce type dans tous les districts de San Francisco. Et pour ceux qui veulent tout simplement jardiner un peu dans leur cour, il y a des services de partage d'outils de jardinage, des banques de semences ancestrales, toutes sortes de services communautaires d'approvisionnement en compost et même en copeaux.

Dans un autre univers plus commercial, l'organisme Cityscape Farms, lui, cherche à exploiter le potentiel agricole des grands toits plats - immeubles à bureaux de Silicon Valley, usines, etc. - en y installant des systèmes hydroponiques pour faire pousser des salades ou des tomates.

Ce n'est qu'un aperçu de tout ce qui se fait et se projette avec l'appui de la Ville. Le changement de règlement d'avril, qui non seulement permet la commercialisation de l'agriculture urbaine, mais facilite aussi la conversion des terrains inoccupés en potagers, pourrait faire naître encore plus d'initiatives de ce genre.

«Nous avons beaucoup d'appui de la Ville, explique Mme Perls, de l'Alliance pour l'agriculture urbaine. Nous avons reçu beaucoup d'écoute de la part de tous les services: environnement, travaux publics, eau... Je crois qu'on est vraiment parmi les leaders en agriculture urbaine aux États-Unis. Espérons maintenant que d'autres villes nous suivront.»